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L’avis des libraires - 252ème chronique : Cécité Malaga

L’avis des libraires - 252ème chronique :

Cécité Malaga de Benjamin Lacombe

Splendeurs & misères sur le fil


Elle est apparue comme toutes les légendes : mystérieuse, envoûtante, singulière. Sans identité ni passé, l’adolescente aveugle a jadis été recueillie par un cirque. Dès lors, baptisée Cécité Malaga, la jeune funambule fascine les foules. Tous les soirs, elle se produit sous le chapiteau. Tous les soirs, elle défie le vide.

Jusqu’au jour où…


Un nouvel album de Benjamin Lacombe constitue toujours un évènement. Un rendez-vous immanquable, une escapade annuelle où des bribes de son imagination nous parviennent – fulgurance visuelle, lyrisme freak et univers gothique s’y entremêlent.

Ici, les retrouvailles sont d’autant plus importantes que l’artiste s’investit sur le fond comme sur la forme. Illustrateur et auteur, il dévoile avec Cécité Malaga l’un de ses projets les plus personnels. Curieux ouvrage qui, à priori, s’inscrit dans la galerie lacombienne… Tout en étant pourtant d’une troublante singularité.

Cécité Malaga est une œuvre à l’image de son personnage éponyme : écorchée-vive à la mélancolie foudroyante, fragile, puissante et inattendue, auréolée de secrets, vibrante d’espoir, corps aérien et esprit étrangement terre-à-terre. Dans la veine de Burton ou Del Toro, les figures atypiques ont souvent été les muses privilégiées du créateur. S’il a fréquemment donné à ses « monstres » l’humanité qui leur était refusée, son équilibriste est sans nul doute l’une de ses plus belles héroïnes. La protagoniste est le pouls du livre : elle bat à chaque page, à chaque ligne, figure dans toutes les illustrations. Pour évoquer le parcours de ce personnage en clair-obscur, la pudeur est de mise. Une certaine sobriété, aussi.

Le cadre est bien réel et l’horreur ne repose que sur l’absurdité tragique du quotidien. L’unique magie est celle du peintre-écrivain.

Pour autant, Cécité Malaga n’est pas si simple. La vue est non seulement l’un des sujets principaux mais aussi le sens le plus mobilisé à la lecture. En tant qu’objet, le livre est pensé avec une grande finesse, joue sur la perception, berne l’œil. Il nous plonge dans une certaine insécurité, nous rappelle le danger auquel Cécité fait face en permanence. L’alternance des calques dissimule ou dévoile au besoin. Le réalisme de l’intrigue est contrebalancé par la maestria des illustrations, lesquelles s’inspirent beaucoup du surréalisme. Chaque toile s’avère réfléchie avec le plus grand soin, regorge de détails, de métaphores. Et le travail effectué sur la palette, sans surprise, est remarquable.

Quoique brève, l’histoire se scinde en trois parties : le présent, le passé et l’esquisse du futur. A ses prémices, le présent donc, les teintes apparaissent comme délavées, exsangues. Le rouge du chapiteau est d’un carmin livide. Les projecteurs diffusent un halo pâle. Quant aux yeux d’opale de l’héroïne, ils renvoient une tristesse impénétrable, une solitude inexorable. Le sépia prédomine. A côté des peintures, le texte blanc tranche sur un fond ébène. Les mots sont concis. Ils sont les guides d’une histoire qui aurait pu se passer de paroles, vont au plus fondamental. Aucun dialogue, aucune ponctuation exclamative ne viennent émailler le contenu. Au fur et à mesure, le texte se fait d’ailleurs de plus en plus ténu, jusqu’à n’être qu’une unique phrase noire apposée sur un tableau vierge.

De fait, seul le drame de sa vie subsiste en noir et blanc, sur calque, imprécis, esquissé à grands traits agressifs. La mort apparaît alors dans son plus absurde dessein.

A ce présent terne et à la tragédie monochrome, s’opposent le passé, les souvenirs puis l’avenir. Ici, une métamorphose drastique s’opère, pour l’héroïne comme pour le support. Si les premières pages ont rarement été si sombres (même pour du Lacombe !), dès la seconde partie de l’album, c’est bien tout l’inverse. Un ballet de couleurs, de vie où Cécité n’est jamais seule, où elle se sent à sa place. Parmi les tableaux les plus marquants, soulignons celui où la petite héroïne, allongée au milieu des pensées, scrute le ciel dans un tourbillon de pétales chamarrés. Le dénouement, laissant présager sa résurrection, emprunte au champ chromatique de l’aube – jaune, orange, bleu. Pour elle, le jour nouveau laisse entrevoir une nouvelle existence, une vie à inventer.

Cécité Malaga traite avec beaucoup de délicatesse le rapport au deuil, le lien entre le mal-être de l’esprit et la souffrance du corps, l’importance de l’identité, la célébrité illusoire, le renouveau douloureux, l’adaptation à son environnement voire la réinvention de soi. Une clairvoyance qui épuise au service d’un espoir que broie le cœur. Tant de misères et de splendeurs, en permanence sur le fil, pour l’un des plus beaux coups de maître de Benjamin Lacombe.


Cécité Malaga de Benjamin Lacombe, Editions Albin Michel, 60 pages, 22€90.


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