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L'avis des libraires - 239ème chronique : La ragazza

L'avis des libraires - 239ème chronique :

La ragazza de Carlo Cassola

Génération gâchée

Alors que la Seconde Guerre Mondiale touche à sa fin, l’Italie panse ses plaies. Au sein de la population, la révolte gronde, les opposants au régime fasciste exigent réparation.

A Monteguidi, un misérable village niché dans la campagne toscane, Mara a d’autres préoccupations. Dans l’ombre d’un frère qu’elle a peu connu, délaissée par ses parents, elle clame haut et fort ses seize ans, son insouciance, son insoumission.

Son quotidien morose est bouleversé par l’arrivée d’un maquisard, ami de son frère. Les deux jeunes gens n’ont rien en commun. Mara est frivole, volubile, d’une nature solaire, indifférente à la politique. A l’aube de la vingtaine, Cappellini Arturo - dit Bube - s’affiche comme son exact opposé : grave, taiseux, dévoré par une agressivité revancharde.

Pourtant, alors que rien ne les prédestinait à s’apprécier, Mara et Bube finissent par se rapprocher. Un apprivoisement long, alambiqué, tourmenté.

Mais pour eux, un avenir est-il seulement possible ?


Autant avertir tout de go : ce qui s’annonçait comme une œuvre sentimentale n’en est pas une. D’amour, de désir, de passion… Il est bien entendu question dans ce classique italien. Mais il y a plus, bien plus. Si l’amour figure parmi les très nombreuses émotions explorées ici, il n’est que l’une des facettes des personnages, ne les caractérise jamais dans leur entièreté. L’amour n’est pas leur but, ni même une finalité. Leur complexité, l’Histoire elle-même, les dépouillent de la naïveté romantique – celle qui, pourtant, va si bien aux jeunes gens de leur âge.

Car La ragazza, qui porte si bien son titre, ne retrace pas le parcours d’un couple mais celui d’une femme à part entière. Entre ses pages, il y a avant tout la construction d’une adolescente vers sa voie adulte. Un chemin ardu et douloureux, parcouru dans un contexte historico-social instable.

De cette période troublée, l’auteur ausculte toutes les failles. Lauréat du prix Strega, Cassola dépeint à merveille l’Italie post-Mussolini : le pays se déchire ; la pauvreté et le chômage harassent le peuple ; la montée des extrêmes politiques secoue jusqu’aux hameaux ; la méfiance, la délation et la brutalité agitent les esprits.

Bube a dû grandir trop vite, réceptacle à une violence qui lui échappe mais dont il est malgré lui devenu l’étendard. Pour être digne d’une réputation, de son surnom de Vengeur, il est prêt à tout. La crainte de décevoir, le pousse à commettre l’irréparable. Victime et bourreau, enfant et assassin, lucide et infantile, en permanence sur la brèche, le jeune homme reste à bien des égards un gosse apeuré. Ses fêlures ne le rendent que plus touchant, plus insaisissable. Longtemps, Bube reste une énigme pour le public, comme il le sera aux yeux de Mara.

Quant à Mara justement... Voici le personnage central que l’on suivra de bout en bout. Anti-héroïne, damoiselle capricieuse, un peu rustre, avec toute la férocité et la mesquinerie propres à l’adolescence, elle revendique sa futilité. Ses exigences. Elle veut tout, elle veut vivre, sans contrainte ni carcan. Sa vanité lui permet de s’illusionner dans une jeunesse perdue plutôt que d’être confrontée à ses drames. Elle laisse glisser sur elle le chagrin, le deuil, l’incompréhension, jusqu’au jour où sa chrysalide se fissure pour laisser apparaître sa véritable personnalité. Si elle perd sa vanité en s’ouvrant à autrui, Mara reste forte, libre, n’accepte nulle concession. Elle reste l’unique maîtresse de son sort.

Sa rencontre avec son exact opposé, lui aussi sacrifié, ne peut donc être qu’une désillusion. Elle incarne le bonheur de Bube là où lui sera son plus grand malheur, autant qu’il l’élèvera par son absence. Ironie d’une génération gâchée avant d’avoir pu exister par elle-même. Parfois cruelle, souvent détestable, à la fois courageuse et insoumise, avant-gardiste et pétillante : Mara est sans doute l’une des protagonistes les plus riches et les plus denses de la littérature.

Par son prisme, l’écrivain explore les démons d’une époque et les âmes qui s’y débattent avec une lucidité terrible. L’anti-militarisme crève le texte, le pacifisme est le seul parti dont se réclame Cassola. De fait, personne n’est magnifié, de la population campagnarde aux élites, des communistes aux fascistes, des hommes d’église aux hommes de loi, des esprits intellectuels aux vocations manuelles… Loin des stéréotypes redoutés, les femmes ne sont pas idéalisées, ni diabolisées : dans une ère qui s’échine à les jauger ou les soumettre, elles offrent au contraire une diversité, une force et une complexité remarquables. De la mère endeuillée à la fougueuse Inès qui assume pleinement sa sensualité, de la matriarche haineuse à notre héroïne hardie. Le traitement surprenamment féministe, sans jugement ni condescendance, qui entoure Mara et ses pairs, démontre toute la modernité de Cassola.

La ragazza, c’est la fille devenue femme. Un superbe portrait, juste et mélancolique, comme on en a trop peu admiré. È stato magistrale !


« Je veux seulement que tu saches que je te dois tout... que je ne serais plus en vie, si tu n'avais pas été là. J'ai eu du malheur dans ma vie, mais une grande chance aussi : celle de te rencontrer. Pour toi, en revanche, ç'a été un grand malheur.

- Tais-toi, que dis-tu là ?

- Ne me crois pas égoïste au point de ne pas comprendre cela : j'ai fait ton malheur. Mon Dieu ! Si je t'avais connue avant. »


La ragazza de Carlo Cassola aux Editions Cambourakis, 336 pages, 12€.

Claudia Cardinale et George Chakiris, couple incandescent dans l'adaptation cinématographique signée Luigi Comencini.

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