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L’avis des Libraires - 216ème Chronique : Le menteur

L’avis des Libraires : 216ème Chronique

Le menteur d’Henry James

Fabuleux affabulateur & ombrageux obsessionnel

Invité à un séjour champêtre, le peintre Oliver Lyon retrouve par hasard la sublime Evarina. Son ancienne muse, passion de jeunesse non réciproque, est désormais mariée, heureuse en ménage et mère.

Son époux n’est autre que le pittoresque Colonel Clement Capadose – un homme loué de tous pour son charme, son éloquence, son affabilité et ses capacités hippiques. Un gentleman qui, toutefois, semble avoir l’étrange manie de déblatérer profusion de mensonges à chaque conversation !

Persuadé que cet homme finira par corrompre la pure Evarina, Lyon va tout mettre en œuvre pour dévoiler la véritable nature de Capadose…


Figure majeure de la littérature anglophone, Henry James aura laissé derrière lui moult chefs-d’œuvre dont le saisissant Portrait de femme et l’incontournable novella fantastique Le Tour d'écrou. Outre ses romans, il est également l’auteur d’une pléthore de nouvelles à succès. Parmi ces dernières, notre choix du jour : Le menteur.

Un titre qui interpelle et à raison ! Car dès les premières pages, le texte happe, le postulat saisit, l’évolution supposée intrigue. La plume, raffinée et piquante, est servie par la narration impeccable de Barbara Schulz. Habituée aux héroïnes fortes (Antigone, Le Jeune Casanova, Kaamelott), l’actrice fait des merveilles. Timbre chaud, élocution irréprochable, malice à peine contenue, tension perceptible, à la fois vive et envieuse… Schulz incarne admirablement toutes les facettes de ce Menteur.

Malgré sa brièveté, l’écrit de James revêt en effet de nombreux genres, couvre de multiples questions. Une thématique, surtout, jalonne le récit : la question épineuse de la fabulation en opposition à la quête de vérité. La comédie mordante se pare alors d’une aura plus psychologique, plus ambigüe.

Dans un cadre bucolique à souhait, le lecteur suit les réflexions de Lyon, artiste reconnu qui fraye parmi le beau monde, apposant à chacun et chacune son opinion d’artiste. En plein dîner, la vision d’Evarina vient semer le trouble. Peu à peu, obnubilé par ces retrouvailles, il oublie la femme pour se focaliser sur le fantasme, ignore sciemment ses défauts pour ne conserver d’elle que les qualités qu’il lui prête. Le véritable caractère d’Evarina n’existe plus, happé par le parangon de vertu projeté par Lyon. Une dame qu’il s’imagine modèle et dont il ne comprend pas l’amour – mutuel et épanoui – qui la lie à un mythomane patenté…

Or le Colonel Capadose apparaît comme un homme agréable. Rarement on aura vu un menteur si attrayant ! Sa jovialité transpire à travers les lignes ; elle permet aisément de se piquer de sympathie pour cette personnalité haute en couleurs, excentrique et imprévisible.

Outre sa beauté, il est estimé des deux sexes et se lie facilement avec autrui. Ce menteur-ci est dépourvu de malice : en bon conteur, il travestit habilement une réalité insignifiante à ses yeux, polit les anecdotes qui lui paraissent trop brutes, insuffle de la beauté à la banalité. Ses mystifications ne sont jamais ni graves, ni pernicieuses, ni susceptibles de causer du tort. Lyon le reconnaît lui-même : « c’est un menteur platonique […] il n’est pas animé par l’appât du gain ou par le désir de nuire ». Chacun lui passe donc ce petit travers avec indulgence, comme on tolère chez un ami ses tocades et ses lubies. Aimé, il l’est de tous – il l’est encore davantage d’Evarina, laquelle lui voue une passion, un respect et une admiration réciproques.

Et c’est justement la plénitude du couple qui pousse Lyon à basculer. S’il n’a rien a à reprocher à Capadose, reconnaissant même les similitudes entre un excellent affabulateur et un grand artiste, c’est sa jalousie qui va l’établir en ennemi perfide. Lentement, son incompréhension vire à l’obsession. Il ne peut croire à cette union qu’il juge si mal assortie. Ce n’est pas tant la volonté de dénoncer une imposture qui anime le peintre que son dépit, son ego blessé, son idéalisation d’une vieille amie. Il ne peut tolérer qu’elle en ait épousé un autre et (comble de l’affliction !) qu’elle puisse se complaire dans pareille vie maritale !

Le peintre décide alors d’user de son talent pour retranscrire l’âme de Capadose sur sa toile, l’étaler dans toute sa disgrâce. Se faisant, il pousse toujours plus loin ses ruses, sa fixette malsaine… Jusqu’à perdre l’honnêteté qu’il revendiquait tant ! Plus la trame progresse, plus Lyon se montre antipathique, vil, hypocrite. Ses manipulations, loin d’avoir l’effet escompté, vont pousser son entourage à s’avilir davantage. Lui-même n’y gagnera rien mais perdra beaucoup. Si vérité il y a, celle qui lui sera offerte sera bien difficile à accepter.

Tout cela pour un tableau, sensé supposément représenter la vérité ! Sur ce point, on peut voir quelques similitudes avec Le Portrait de Dorian Gray dont la force révélatrice de l’Art est justement un sujet central. La plume rappelle d’ailleurs le style d’Oscar Wilde, l’un des contemporains de James. On retrouve chez ce dernier le même sens de la réplique, les tirades bien senties, les moqueries malicieuses sur la société, la fine analyse des rapports humains, dans toute leur ambivalence, leur hypocrisie et leur complexité. La cruauté et la chute, aussi. James, sous ses dehors faussement moralisateurs, ne condamne pas tant le fabuleux affabulateur que l’ombrageux obsessionnel qui l’a pris en chasse.

Alors, vaut-il mieux proférer d’innocents mensonges destinés à épater la galerie ou s’attacher à une vérité abusive, quitte à l’arracher par la force ? Pour ma part, j’ai toujours pensé que le mensonge avait bien des formes et que sa gravité dépendait, pour beaucoup, des conditions dans lesquelles il était proféré. Les mensonges les plus agréables, les plus inoffensifs ou les plus salutaires, ont pour vocation de manipuler le monde, le transformer, le rendre plus supportable ou moins terne, à défaut d’apporter une réelle amélioration… C’est une poudre aux yeux chère aux artistes, si aptes à travestir la réalité pour mieux nous enchanter.

Chacun, bien sûr, sera libre de délivrer sa réponse. Je vous laisse établir la vôtre à la découverte de cette nouvelle magistrale, encore intensifiée par l’interprétation de Barbara Schulz.


Le menteur d’Henry James aux Editions Gallimard, 128 pages, 2€. Également disponible en livre-CD, 1h55 d’écoute, 16€15.

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