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L'avis des libraires - 194ème chronique : Un cow-boy dans le coton

L'avis des libraires - 194ème chronique

Les Nouvelles Aventures de Lucky Luke, Tome 9 :

Un cow-boy dans le coton

de Jul et Achdé

Handsome Committed Cow-Boy


Au trépas d'une admiratrice, Lucky Luke hérite de l'immense plantation de coton Pinkwater. Contre sa volonté, le voilà désormais l'un des hommes les plus riches de Louisiane. Et ses déboires ne font que commencer !

Très vite, notre cow-boy solitaire est saisi par les inégalités qui règnent dans le Vieux Sud. Si l'esclavage a été aboli, les grands propriétaires blancs continuent d'agir en despotes et les noirs sont maintenus à l'écart, dans le dénuement et la soumission. Une curieuse organisation masquée, vêtue de toges immaculées, répand la peur au sein de la population afro-américaine...

Alors qu'il cherche à rétablir la justice, Lucky Luke sera épaulé par une galerie de personnalités flamboyantes : la fière Angela, le sage Socrate, le fameux marshal Bass Reeves et une joyeuse bande de Cajuns... Ou encore les Dalton, mêlés bien malgré eux à cette lutte pour la liberté !


Dans les arts, difficile de laisser les icônes s’éteindre. Figures légendaires sur papier ou à l’écran, elles survivent souvent à leur créateur, poursuivant leur existence longtemps après l’ultime révérence de ce dernier – véritable passion de fans, volonté de contribuer au mythe ou intérêt purement mercantile, chaque cas est spécifique, lorsqu’il n’est pas un mélange complexe des trois pistes listées ci-dessus... Le cinéma comme les séries témoignent largement de la pratique et il en va de même pour la bande-dessinée.

Sans surprise, l’accueil réservé aux successeurs est, une fois encore, souvent aléatoire. Astérix, Boule & Bill ou Lucky Luke l’ont largement prouvé au cours des deux dernières décennies, avec plus ou moins de succès. Il a fallu trois tomes inégaux à Christophe Cazenove pour s’adapter à l’humour de Roba ; Didier Conard a dû peaufiner son trait pendant presque cinq ans avant de s’affirmer en digne héritier d’Uderzo, le tout en insufflant sa patte au célèbre petit gaulois, parvenant avec La Transitalique au meilleur tome que les irréductibles nous aient proposé depuis très longtemps.

Lancée en 2004, soit trois ans après le décès du célèbre créateur, la collection des Aventures de Lucky Luke d’après Morris a étonnamment vite trouvé sa voie. Premier tome dérivé en totale autonomie autour du Poor Lonesome Cow-Boy, La Belle Province avait créé la surprise en proposant Achdé au dessin et Laurent Gerra au scénario. Le dessinateur s'approprie le style de Morris avec talent, talent qui ne se démentira jamais par la suite ! Aujourd'hui, il est toujours impensable d'imaginer Lucky Luke et ses compagnons sous d'autres crayons que les siens. Soulignons au passage la très belle mise en couleurs par Mel, sobre et vive à la fois.

Des débuts prometteurs qui se confirmeront lorsque Jul héritera de l’écriture de la franchise, insufflant petit à petit des thématiques engagées au creux de ses trames. Après un album moins grand public (La terre promise) et un autre centré sur l’aventure (Un cow-boy à Paris), le tandem Achdé/Jul allie habilement thèmes forts et souffle épique avec leur dernier titre : Un cow-boy dans le coton.

! ATTENTION : SPOILERS !

Pour cette nouvelle parution, direction le vieux Sud ! Un tome réussi de Lucky Luke répond à une formule délicate : il puise son harmonie entre action décomplexée, répliques détonantes, flot humoristique et clins d’œil contemporains. Ici, cet équilibre est déployé à la perfection.

Lucky Luke et Jolly Jumper font toujours la paire, leur complicité et leurs échanges restent un régal à suivre. Concernant le cheval pince-sans-rire et le cavalier prodigue, l’alchimie est bel et bien au rendez-vous. Entre deux plaintes de son étalon râleur, notre héros démontrera une fois encore ses aptitudes de tireur et témoignera de sa chance insolente !

Pour ce qui est des habitués, on retrouve aussi la fratrie Dalton, indissociable de l’Homme au Stetson blanc – ces derniers se retrouvent à patauger allègrement dans les marécages sur les traces de Luke et ce sont eux qui, de fait, découvrent la culture des Cajuns, caricaturée avec humour et bienveillance. La rencontre entre ces laissés-pour-compte établis dans le bayou et les bandits se révèle hilarante ! Et puis, les Dalton, c’est un peu comme les Pirates dans l’univers d’Astérix : leur apparition rajoute un petit sel à l’intrigue, même si, invariablement, les premiers finissent en prison et les seconds par la case naufrage…

Parmi les nouveaux personnages, évoquons l’intrépide Angela, farouche maîtresse d’école appartenant à la communauté noire, autre alliée de choix ; le doux contremaître Socrate qui va se charger d’ouvrir les yeux du protagoniste ; ainsi que le sympathique couple des Berjeaut venu secourir les Dalton.

L’album a aussi le bon goût de mettre en lumière une figure oubliée du Nouveau Monde, à savoir l’authentique shérif Bass Reeves. « Le meilleur marshal à l’ouest du Mississippi », descendant d’une famille d’esclaves, est reconnu pour son intégrité et sa dextérité. Il se révèle par ailleurs un ami inestimable pour Lucky Luke, sans jamais se forcer dans l’intrigue - un bel hommage lui est adressé au fil des planches.

Cet album savoureux fait également la part-belle aux nombreuses références et hommages : Evangeline évoque l’étoile citée dans La Princesse et la Grenouille, long-métrage d’animation Disney se déroulant également aux abords du Mississipi ; Tom Sawyer et Huckleberry Finn, gamins emblématiques créés par Mark Twain, font un passage remarqué ; le titre du roman culte La case de l’Oncle Tom apparaît furtivement ; des enfants prénommés Oprah et Barack s’investissent déjà pour les changements à venir (le slogan « Yes We Can » est d’ailleurs visible) ; l’institutrice Angela tient son prénom de la militante Angela Davies ; le discours « I have a dream » prononcé par Martin Luther King est également repris par Bass Reeves…

Enfin, Achdé et Jul se permettent quelques offensives bien senties à Autant en emporte le vent et sa vision plus que contestable du Vieux Sud : l’archétype chéri de la South Belle est tourné en dérision ; le benêt Ashley Hamilton est un amalgame d’Ashley Wilkes et de Mélanie Hamilton ; Leslie Howard, Vivian Leigh et Clark Gable sont croqués dans leurs rôles respectifs de Ashley Wilkes, Scarlett O’Hara et Rhett Butler…

L’antagoniste principal, Quincy Quarterhouse, reprend les mêmes termes que ceux utilisés dans le prologue, qualifiant sa civilisation esclavagiste sur le déclin comme guidée par la « galanterie » et « l’esprit chevaleresque » !

QQ et sa petite cour sont bien entendu les plus infects racistes qui soient, captifs de leur méconnaissance et de leur peur infondée. La plupart appartiennent de surcroît au Ku Klux Klan. A la manière de Tarantino et son Django Unchained, quoi que de façon moins violente, les auteurs humilient habilement cette piètre organisation secrète, appuyant le ridicule de leurs propos et leurs pratiques nauséabondes. Enfin, dernière petite pique : Donald Trump figure à la table des suprémacistes blancs, sous le tableau de Nathan Bedford Forrest, l’un des fondateurs du KKK. C’est gratuit, certes, mais ça fait toujours plaisir !

Dernier atout majeur, l’intrigue ne cède pas à la facilité manichéenne. Certes, les gentils luttent pour l’égalité et la liberté face aux méchants du Ku Klux Klan… Pour autant, on montre aussi des blancs du sud sympathiques, incarnés par les habitants du bayou ; la communauté noire est bien représentée mais sans idéalisation, on met en exergue sa détermination et son courage mais sans nier sa peur, ses doutes face à l’horreur et aux injustices dont elle est victime, sa difficulté à lutter contre l'asservissement. Enfin, Luke et Reeves luttent de concert, sans que l’un ou l’autre ne prennent le dessus sur les capacités d’autrui. Le dénouement, sous couvert de métaphore, prône la renaissance pour laquelle ils doivent œuvrer – soit la reconstruction d’une autre société sur les cendres d’un passé problématique, dans un présent plus égalitaire, pour tendre enfin vers un futur juste où chacun sera à même de prétendre au meilleur.

Fin des Spoilers

Entre la mort de George Floyd, l’émergence du mouvement #blacklivesmatter, la remise en question planétaire qui a suivie et les nombreuses polémiques (souvent justifiées) entourant Autant en emporte le vent, il est clair qu’Un cow-boy dans le coton offre une résonance percutante avec notre époque.

Ce cent-vingt-troisième épisode est clairement dans l’air du temps, si bien qu’il serait facile de tacler Jul sur son opportunisme. C’est oublier un peu vite que l’auteur est un homme de convictions, engagé jusqu’au bout de la plume, et qu’il a toujours été particulièrement réactif sur l’actualité. Il semble donc peu probable que les intérêts mercantiles aient primé sur son art. De plus, ses idées ne vont jamais à l’encontre du personnage.

Lucky Luke lui-même incarne l’as de la gâchette idéalisé : fervent défenseur de la veuve et de l’orphelin, toujours prompt à venir en aide aux moins fortunés, il est dépourvu d’appétences matérielles, dépouillé de tout jugement sur autrui. Même du temps de Morris, son évolution en parangon vertueux est rapide : il a cessé de tuer ses ennemis dès sa troisième apparition (Le Sosie de Lucky Luke, en 1947), fini par délaisser son mégot au profit d’un épi de blé, boit peu et s’il fréquente les saloons, où il côtoie des danseuses à la cuisse légère qu’il ne méprise jamais, on ne lui connaît aucune liaison. Lucky, c'est l’avatar chevaleresque du cow-boy, une parodie magnifiée sans vice, un modèle d’altruisme et de détermination, une noble idée plus qu'un protagoniste à part-entière.

Il ne montre aucune animosité envers les autres communautés, entretient d’ailleurs souvent des rapports amicaux avec les peuples amérindiens, lesquels sont trop souvent cantonnés au statut d'antagonistes dans les westerns. La série animée des Nouvelles Aventures de Lucky Luke, diffusée il y a vingt ans, l'a bien compris. L'épisode de Romance Indienne fait figure d'excellent exemple : on y voit le héros ramener la paix entre la cavalerie du Capitaine McAllister et la tribu du chef Bison Mal Embouché, lesquels refusent l'union de leurs parents veufs respectifs – le dénouement abouti bien sûr au mariage heureux entre une grand-mère blanche d’origine écossaise et un vieillard amérindien !

Au cours de ses péripéties, Luke a donc régulièrement aidé des minorités maltraitées par l’Histoire étasunienne. En plus de soixante-dix ans d'existence, il a côtoyé et aidé des Irlandais, des Écossais, des Asiatiques, des Amérindiens, des Juifs… Il était donc logique qu’il se place à présent du côté de la justice pour soutenir les droits afro-américains !

Avouons-le : le duo Jul/Achdé s’est surpassé. Ce nouveau récit occupe sans nul doute le haut du podium au sein des Aventures de Lucky Luke. Divertissante, héroïque, multi-référencée, bien documentée et très engagée, voilà l’une des meilleures BDs de 2020.

Un ouvrage qui tire en plein cœur, plus vite que son ombre.

Jul et Achdé : Les Nouvelles Aventures de Lucky Luke, Tome 9 - Un cow-boy dans le coton aux Editions Lucky Comics. 48 pages. 9€99


Article paru en version écourtée dans le Pays Briard le 01/01/2021


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