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L’avis des libraires - 243ème chronique : Mauvais Genre

L’avis des libraires - 243ème chronique :

Mauvais Genre de Chloé Cruchaudet

Un garçon au féminin, une fille au quotidien


Paul et Louise, jeunes mariés, sont séparés par la Première Guerre Mondiale. Afin d'échapper aux tranchées, Paul déserte. Il retrouve Louise à Paris ; celle-ci le cache dans un hôtel. Mais l’exiguïté de la chambre pèse sur le couple. Pour mettre fin à cet enfermement, Paul élabore un stratagème : le voilà devenu femme, le voilà baptisé Suzanne.

Si elle préserve Paul de la guerre, Suzanne jette Louise dans la tourmente et met leur union en péril. Les genres se troublent, les traumatismes s'en mêlent, les consciences vacillent, amorçant une tragédie...


Paul et Louise Grappe. Un tandem méconnu du public moderne qui, pourtant, a de quoi faire couler beaucoup d'encre. Leur parcours condense tout ce qui affole la presse, déchire l'opinion publique et outrage les bonnes mœurs. S'y trouvent sexe, cruauté, meurtre passionnel, travestissement, désertion... Cette histoire s'embrase sur les ruines de la Première Guerre Mondiale, laisse une traînée de cendres scandaleuses sur la fin du XXème siècle. Mais là où certains crient à l'infamie, d'autres distinguent le coup de génie.

L’ambiguïté de l'âme et du corps fascine les cercles intellectuels. Sans surprise, le couple a donc inspiré le livre La Garçonne et l'Assassin de Fabrice Virgili et Danièle Voldman, le film Nos années folles d'André Téchiné (avec l'exceptionnel Pierre Deladonchamps) mais aussi notre choix du jour. Signée Chloé Cruchaudet, la bande-dessinée se base sur la biographie établie par Virgili et Voldman.

Mauvais Genre dessine avant tout la trajectoire d'un homme terrifié, de séducteur futile à caporal exemplaire, de caporal détruit à déserteur travesti. Paul, c'est la survie, coûte que coûte : horrifié par l'abomination des tranchées, par la perte d'amis et de frères d'armes, il s'est juré de ne jamais y retourner. A ses côtés, il y a (et il y aura toujours !) Louise, l'abnégation incarnée, femme forte, de tête et de cœur, travailleuse acharnée, survivante à sa manière. C'est elle qui va lui permettre de passer incognito durant des années sous le masque féminin. Porté par ses conseils, par sa patience, Paul va devenir Suzanne. Mais qu’il soit Paul ou Suzanne, l’homme ou la femme, rien n’est plus pareil.

Violent, ivrogne, brisé... Son quotidien sulfureux est assombri par l'alcool et les scandales : la vie dissolue menée par Paul une fois devenu Suzanne sombre lentement dans une dépendance malsaine, notamment lors de ce passage éloquent où il fréquente le Bois de Boulogne et s'offre pour oublier, entraînant sa femme récalcitrante dans son sillage. Incapable de garder un emploi, incapable de dédier sa vie à une cause plus grande que sa frivolité, il revendiquera sans cesse son double féminin qu'est Suzanne, devenu partie intégrante de son for intérieur - la surmédiatisation qu'il tire de son parcours, après l'amnistie des déserteurs, en est un exemple flagrant.

Louise doit bientôt supporter, en plus des violences corporelles et psychologiques, de partager son mari avec d'autres, qu'ils soient des hommes ou des femmes. Ainsi, elle doit aussi composer avec l'idée qu'il ne se travestissait pas uniquement pour sa survie mais aussi pour son plaisir, son besoin plus intime ; la vie colorée de femme lui manque vite, l'alter-ego qu'il s'est créé, Suzanne, tout autant. Un drame dont il prend conscience alors qu'il vient à peine de rendosser sa véritable identité. Puis vient la confrontation, violente et irréfutable, où Louise lance à Paul : « Je ne te fais pas envie... Tu as envie d'être moi. »

L'intrigue soulève avec pertinence la confusion des genres, ses répercussions sur le couple, la question du patriotisme et de l'antimilitarisme... Mais enfin et surtout, elle traite d'amour. L'amour que porte Louise à Paul. Cet amour qui la met criminelle, qui la pousse à prendre tous les risques pour héberger puis camoufler son déserteur de mari. Comme mue par une volonté d'autodestruction, Paul se retournera contre la seule qui l'ait jamais aimé et soutenu : sa propre femme. Là encore, elle voudra le sauver, dans ce qu'elle pense être un ultime geste d'abnégation et de miséricorde. La tragédie s'amorce crescendo jusqu’au dernier acte. Les anti-héros, les amoureux déchus, s'y confrontent une ultime fois, portés par une férocité vermeille.

Mauvais genre, c'est la descente aux enfers d'un couple que la guerre condamne malgré leur volonté farouche de se tenir à l'écart. Paul connaît une chute abyssale dans la folie où s'entrecroisent ses démons, provoqués bien sûr par la guerre mais aussi le questionnement de son identité. De fait, Paul est hors-la-loi à plus d'un titre. Ces interrogations, l'époque les lui refuse. Ses contemporains ne comprennent pas, la médecine n'est pas en mesure de lui apporter son aide, toute aide psychologique est inenvisageable. La révolution déclenchée par Lili Elbe n'est pas si loin, pourtant la transidentité n'est pas reconnue, ne doit même jamais être mentionnée. Dans l'effervescence des Années Folles, elle est signe au mieux d'extravagance, au pire de déviance - elle reste hélas largement débattue aujourd'hui. Des décennies plus tard, les concerné(e)s subissent toujours l'incompréhension et le mépris.

Si l'intrigue est d'une richesse indéniable, il en va de même pour les graphismes. Outre son style très particulier, il faut saluer chez Chloé Cruchaudet un sens du découpage inné : elle n'a pas son pareil pour capter le mouvement et surtout l'évolution du temps, notamment lorsque succède à une planche imprégnée de l'esprit fleur-au-fusil l'apocalypse d'un champ de bataille. Des semaines se sont écoulées, les idéaux sont partis en fumée. Ce genre de technique narrative, dont elle use avec parcimonie pour marquer un changement néfaste, est utilisé avec brio.

Sur les couleurs, très sombres, presque inexistantes en réalité, seul le rouge tranche clairement - couleur de la passion, de l'amour, du sang, des uniformes, des tenues élégantes, des cosmétiques... Car c'est de cela dont il est question, l'opposition permanente entre l'écarlate et l'ensemble : l'amour contre la guerre, le plaisir des corps à leur annihilation, carmin d'un vernis au sang des cadavres, les parures rutilantes au pantalon garance des soldats.

Autre point fort, Cruchaudet brille tant par sa plume que dans sa maîtrise de l'image. Rarement on a vu bande-dessinée si bien écrite : à mes yeux, la seule à se distinguer tant sur la forme que sur le fond serait Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh.

Et au-delà du style purement littéraire et picturale, il y a l'amour - là encore ! - que Cruchaudet voue à ses personnages. Elle ne les condamne pas, dresse des portraits nuancés, en clair-obscur, sans jugement aucun. Leurs erreurs, leurs souffrances, le tournant parfois tordu que prend leur relation, leur histoire... Tous deux sont aussi attachants que crédibles, dans leurs échanges comme leurs gestes. Elle a ce regard passionné et tendre qui empêche le lecteur de détester Paul ou de manifester son incompréhension face aux sacrifices de Louise. Certes, elle les idéalise physiquement, pour d'évidentes raisons esthétiques, mais elle ne cherche pas à adoucir la part d'ombre de ce couple tourmenté...

En définitive, Mauvais genre est un chef-d'oeuvre, subtil sur la psychologie comme sur le style, dur dans les thématiques abordées, sublime de bout en bout.


Mauvais Genre de Chloé Cruchaudet aux Editions Delcourt, 160 pages, 22,95 €.



« Suzanne était un être lumineux, elle irradiait. Il est arrivé que par mauvais temps, il n'y ait pas grand monde dans les sous-bois... Si elle était là, c'était suffisant pour qu'il y ait quelque chose... D'électrique dans l'air. C'est comme si elle était plusieurs partenaires à la fois, un être complet et magnifique. Si vous aviez affaire à un homme ou à une femme, vous pouviez vous attendre à un certain comportement.... Alors qu'elle était imprévisible, elle pouvait être douce et violente à la fois, passer de la pudeur à la fougue... Tout ça avec une liberté incroyable... C'est ça qui était attirant peut-être. »

~ Page 114-115

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