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L’avis des libraires - 229ème chronique : Carne

L’avis des libraires : 229ème chronique

Carne de Julia Richard

Dévorer les tabous...

Simon a quelques petits soucis ces derniers temps. Des pulsions du genre insatiable. Un besoin irrépressible de tuer. Une envie de croquer le chien. Un désir viscéral de dévorer une SDF.

Il n’est d’ailleurs pas le seul à être rongé par ce mal – le monde entier commence à recenser des cas et l’épidémie gagne du terrain. Le mot tombe. Zombie.

Pour sauver sa peau face aux fanatiques qui se la jouent Negan (batte de baseball à l’appui), Simon doit préserver les apparences. Il lui faut donner le change au boulot, en public, en famille, tout en gérant ses fringales.

Malgré quelques menus tartares improvisés, notre zombie doit vite se rendre à l’évidence : la situation est hors de contrôle et son existence est en passe de devenir un sacré bordel, dont ni lui, ni ses proches ne sortiront indemnes…


Après le très bon Faites vos jeux, Julia Richard nous revient avec son deuxième roman, Carne. Un titre ardu à chroniquer tant il fait figure d’exception dans le paysage littéraire actuel. Ajoutons à cela qu’il est compliqué de l’évoquer sans en gâcher le contenu.

Débutons donc par une affirmation très simple : Carne est un OVNI. D’autant plus malin qu’il ne rentre dans aucune case, d’autant plus déroutant qu’il mixe les genres avec un talent indéniable, d’autant plus brillant qu’il alterne les thématiques et les tons avec une virtuosité glaçante. Les chapitres troquent la fable d’anticipation pour la critique sociale cinglante, la comédie noire avec l’épouvante gore, le drame intime se dispute au thriller SF… Ajoutons à cela que l’intrigue est déconstruite, alternant passé et présent, éléments fantasmés et réalité trouble – le lecteur est donc incapable de savoir à quel moment du récit il se trouve. Richard plonge son public dans le même hébétement tendu que son narrateur, lequel ne sait plus qui il est vraiment, ce qu’il a commis et à quel épisode de sa vie il se trouve.

Mais la trame est si finement orchestrée, si addictive, qu’il est impossible de décrocher en cours de route. Une sorte de fascination-répulsion se tisse entre le scénario et ses spectateurs, sans que ces derniers ne puissent s’y soustraire. Dépendants au texte comme Simon l’est à sa bestialité cannibale. Il y a du génie à l’œuvre. Une forme certes tordue, barbare et dérangeante au possible, mais géniale malgré tout.

Si Faites vos jeux et Carne partagent quelques points communs, le second pousse son postulat encore plus loin, au plus profond de ses retranchements : l’autrice semble dévorer tous les tabous de notre époque ! Les âmes sensibles auront le bon goût de s’abstenir. Richard ne leur épargnera rien. Scènes de boucherie particulièrement détaillées, massacres d’animaux, viol, passages à tabac, pulsions incestueuses, perversions humaines, voyeurisme des auditeurs, sexualité déviante, violence des masses… ça tranche sec, dans tous les sens du terme ! Une volonté de bousculer sans pour autant tomber dans le racoleur : le propos, quoiqu’enseveli sous les cadavres et les piques acérées, est bien là. Le regard percutant que porte Richard sur notre société est d’autant plus glaçant que les réactions dépeintes dans le roman ne sont pas sans rappeler les extrêmes nés d’une certaine pandémie mondiale…

D’une plume parfaitement irrévérencieuse – et particulièrement jouissive – la romancière nous jette dans la peau d’un père de famille tout ce qu’il y a de plus lambda, jusqu’au moment où le gentil monsieur tout le monde se met à vriller façon Walking Dead… Simon doit alors partager son existence avec Phil, alter-ego amateur de chair fraîche, au cynisme bien trempé, sans moral ni limite. On notera par ailleurs l’excellente mise en page de l’ouvrage, lequel met les pensées « zombiesques » de Phil dans une police différente, soulignant bien l’écart croissant entre les deux facettes de Simon.

Autour de cet anti-héros au régime strictement carnassier se trouvent d’autres figures troubles, attachantes et révoltantes tour à tour mais toujours très marquantes. Sa fille Jessica, en premier lieu, personnage aussi central au récit que l’est Simon ; la bande des Apôtres ; le flic Danny ou Caprice qui, en dépit de ses brèves apparitions, reste mémorable. Ni des enfants de cœur, ni des dégénérés, mais des êtres confrontés à des situations extrêmes qui, en réponse, vont tenter d’agir pour le mieux, quitte à provoquer le pire.

Si le dénouement laisse sur sa faim, que les derniers chapitres semblent se conclure d’une façon plutôt maladroite, l’ensemble reste époustouflant de maîtrise, de trash, de pertinence et d’impertinence. On rit nerveusement parfois, on tremble beaucoup, on saute quelques lignes insoutenables de temps à autres, on cogite souvent.

Ce bouquin, c’est un peu l’enfant déjanté venu dynamiter les genres de l’imaginaire francophones, le mioche punk dont auraient accouché Mister Hyde et le Venom des grands jours, le grand frère spirituel de Santa Clarita Diet. De quoi rester désespérément accro, à Carne comme à la patte si personnelle de Julia Richard – dont on attend d’ores et déjà le prochain carnage.


Carne de Julia Richard, Editions de l'Homme Sans Nom, 318 pages, 19€90.

Déconseillé aux moins de 16 ans.

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