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L'avis des Libraires - 210ème Chronique : Ma vie a changé

L'avis des Libraires : 210ème Chronique

Ma vie a changé de Marie-Aude Murail

Un elfe pour tout bouleverser...


Inutile de le nier ! Actuellement, Madeleine cumule les ennuis : un fils ado qui lui cause quelques déboires, un mari qui a foutu le camp, une famille qui la dévalorise et un proviseur qui s’acharne à anéantir, pièce par pièce, sa vocation de professeur documentaliste !

Pour corser un peu les choses, depuis quelques temps, son appartement est le théâtre d’étranges événements. Objets disparus, caniche anormalement sur le qui-vive, petits accidents... Et cette étrange odeur de muguet qui embaume chaque pièce ! Il semblerait bien qu’un elfe turbulent, un poil chafouin et doté d’immenses pouvoirs, ait décidé de trouver refuge chez Madeleine.

Dès lors, une seule certitude : sa vie va changer.


Ah, L’Ecole des Loisirs... Pour de nombreux jeunes lecteurs, cette simple évocation est synonyme d’innombrables péripéties, d’échappatoires extraordinaires, de périples inoubliables, de découvertes marquantes ! Parfois, au fil des pages, quelques larmes venaient à être versées. Premières tragédies littéraires, premières découvertes des émotions complexes offertes par l’Art. Sans retenue, le rire côtoyait la tristesse, les frayeurs étaient contrebalancées par le souffle épique, l’aventure se disputait à la comédie. Un bel aperçu de tout ce que la littérature continuerait à nous offrir, sous d’autres formats, d’autres supports, à l’âge adulte.

Comme beaucoup d’entre nous, j’ai grandi au fil de ses collections. A chaque étape de mon apprentissage des mots, à chaque pallier de connaissances franchi, je me souviens avoir dévorer leurs publications. Certains me restent encore en mémoire avec une exactitude étonnante, tant ils font partie intégrante de mon parcours de lectrice. Un titre en tête pour un âge précis – Elmer à 3 ans, La tête en l’air à 6, La soupe à la souris à 8, La guerre à 11, Sombres citrouilles à 13... Tant et si bien que j’ai toujours à cœur de les avoir en librairie et d’ainsi les transmettre à d’autres enfants, d’initier d’autres familles à ce formidable éditeur !

Aussi, quoi de plus naturel, pour débuter ce Joli Mois des Fées, que d’évoquer avec vous l’un de leurs ouvrages ? Ma vie a changé est signée par l’une des autrices phares de la maison, Marie-Aude Murail.

La romancière, à qui l’on doit la saga culte Nils Hazard, nous narre ici une fable des plus singulières aux multiples thématiques et niveaux de lecture.

Dès les premières pages, Murail semble tendre vers la comédie fantastique. Le ton est désopilant et décomplexé : l’humour est omniprésent, le langage (très) familier retranscrit le phrasé cash des collégiens des années 90, la narratrice possède un ton volontiers pince-sans-rien, se départit rarement de son ironie pour décrire les aléas de son quotidien… Sous ressorts comiques (proviseur tyrannique, prof de français dépité par le dédain de ses élèves pour les classiques), elle délivre également un pamphlet véhément sur l'élitisme littéraire. En quelques lignes, elle pose clairement ses positions, affirme un discours très libérateur sur la lecture : elle lutte ainsi clairement contre les préjugés, encourage chacun à se pencher sur les ouvrages de son choix, refuse de rabaisser les genres prétendument inférieurs - l'épouvante ou le fantastique, par exemple.

Toutefois, ces partis-pris ne sont pas une entrave au lyrisme. Le texte recèle de certains moments purement poétiques, exprime une grâce toute particulière. La description des créatures imaginaires, l'ouverture sur le "monde astral" entraperçu au détour d'une forêt, les réflexions de Madeleine sur la force de l'imagination, le chagrin ressenti par les héros... Héros qui se révèlent d'ailleurs des plus plaisants à suivre !

Si l'elfe Timothée est sans conteste l'atout phare de ce roman, Constantin n'est pas en reste. Du haut de ses douze ans, le fils de Madeleine est un collégien énergique, bravache, fasciné par le surnaturel, intelligent, sensible, attaché à ses idées et profondément lié à sa mère. Le garçon ne tombe pas dans l'archétype de l'ado rebelle, offre une certaine authenticité qui permet aux jeunes de s'identifier à lui.

Quant à notre narratrice Madeleine, voilà une protagoniste très intéressante, rarement croisée au premier plan des livres jeunesse ! C’est une femme active, mère célibataire, un peu cynique et très désabusée qui, en dépit de tout son bon sens, aspire sans le reconnaître à une certaine forme de fantaisie, de magie. Tout comme Constantin, elle a besoin de rêver, de souffler.

Et ce nouveau souffle, espéré à demi-mot, prendra la forme la plus inattendue qui soit : un elfe domestique. Cet elfe, qu’elle va baptiser Timothée, va profondément bouleverser son existence. A cet instant, la comédie s’oriente vers le fantastique, vacille entre la féérie et l’angoisse.

Touche par touche, Murail évoque le "monde astral", un univers qui cohabite avec le nôtre, à la portée de certains humains clairvoyants. Ce monde supposément grandiose n’ait jamais présenté comme idyllique. On y croise des fantômes mélancoliques, des gremlins prêts à tout saccager… Au gré des péripéties, avec un talent indéniable, les peuples et les règles de cette dimension surnaturelles se dévoilent au lecteur. Ce dernier se familiarise vite avec ces êtres étranges, tout comme les protagonistes apprennent à tirer parti de la situation, à affronter les Elémentals et autres spectres ou à collaborer avec eux. Question d'équilibre, équilibre que Madeleine et Constantin devront maîtriser, épaulés par Timothée.

Les elfes sont bien entendu au cœur de cet imaginaire. Tels que décrits par Murail, ce sont des créatures aussi doubles que fascinantes. Leur vision semble s’approcher de celles des contes modernes, à la fois obscure et merveilleuse. Ici, on pense d’emblée au petit peuple évoqué par J.M Barrie dans Peter Pan… D’autant que Timothée et ses congénères, dans un premier temps, sont présentés comme incapables du moindre sentiment. Sur ce point, la romancière laisse tout un chacun libre de son interprétation : le lecteur sera seul juge. Cruel et attachant, impitoyable et attendrissant, l’elfe joue avec nos ressentis comme il trouble ceux de Madeleine. Au-delà de sa psyché nébuleuse, son physique lui-même oscille perpétuellement entre une sombre étrangeté et une beauté époustouflante. La peau est pâle, « légèrement fluorescente » quand il se trouve dans l’ombre, de belles boucles blondes lui tiennent lieu de chevelure, les ailes sont plus fines et plus ciselées que celles d’une libellule ou d’un papillon, « les yeux [sont] tout en longueur, les pommettes tout en hauteur ». Son regard vert « comme une eau de rivière, comme l’herbe sous l’arbre », à la moindre pensée déplaisante, voit son iris « s’agrandir, dévorant tout le blanc de l’œil ». Alors, comme le dit si bien Madeleine, le « charmant petit elfe devenait une chose innommable. » Un rêve qui peut vite tourner au cauchemar.

L’elfe n’est jamais foncièrement gentil, pas plus qu’il ne semble avoir conscience de ses méchants penchants. Il aide parfois de bon cœur et s’avère un allié précieux pour Constantin, à la fois frère d’adoption et meilleur ami – à la différence près qu’il attire l’adolescent sur une pente dangereuse, incarne le caractère absolu et despotique propre à la jeunesse sans limite.

Toutefois, sa relation la plus complexe, il la noue avec Madeleine. Alors qu’il grandit, Timothée démontre des sentiments troubles à l’égard de la jeune femme : une ambiguïté qu’elle lui rend bien. Lorsque l’occasion se présente pour lui de rejoindre ses semblables, elle est incapable de le laisser partir, de renoncer à ce petit être tout en sachant qu'une idylle serait impossible. Lui, pour sa part, cherche en permanence à l’impressionner, à la séduire. La relation est vouée à l'échec et plus Madeleine s’accroche à lui, plus elle nie toute possibilité de connaître un relation épanouie avec un autre. Un homme sans doute moins singulier, plus banal, mais apte à la rendre heureuse, à l'aimer. Le fantasme affronte alors la réalité de plein fouet.

C’est toute l’évolution de cette femme qui est dévoilée à travers ce roman, sa renaissance, son rapport à autrui, sa faculté à faire cohabiter féerie et rationalisme. Surtout, à garder l’esprit ouvert sans utopisme.

Ma vie a changé est un conte qui s'illustre par son ton décalé et sa trame profonde ; il séduira petits et grands par sa plume ciselée, sa gouaille pétillante, son univers foisonnant et ses élans poétiques. Après cette lecture, guettez donc la disparition d’objets familiers. Surveillez l’attitude étrange de votre animal de compagnie. Prêtez l’oreille aux rumeurs qui courent chez vos voisins. Surtout, restez attentifs à ce parfum de muguet qui, parfois, s’étiole encore dans les airs. Votre vie pourrait bien changer…


Ma vie a changé de Marie-Aude Murail, paru aux Éditions L'Ecole des Loisirs, 185 pages, 6€80. Dès 11 ans.

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