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  • Photo du rédacteurChloé

L’avis des Libraires - 203ème chronique : Le nouveau

L’avis des Libraires : 203ème chronique

Le nouveau de Tracy Chevalier

Othello face à l’ère Nixon

Washington, 70’s, une école de banlieue. Dans la cour de récré ce matin-là, Dee découvre Osei, le fils d’un diplomate ghanéen. Entre ces deux enfants de CM2, la connexion est immédiate, dépourvue d’ambiguïté, forte et pure à la fois. Pourtant, l’amitié-amour qui lie Dee et Osei dérange. Elle contrarie les professeurs, interpelle le personnel scolaire, trouble les élèves. Au sein de la classe, l’un des écoliers, surtout, en prend ombrage : Ian tolère mal que la charmante Dee s’intéresse au nouveau. Il met en place une machination qui, au fil des heures, atteindra son point de non-retour.


En 2015, les éditions anglo-saxonnes Hogarth lançaient le Hogarth Shakespeare Project. Une initiative des plus ambitieuses : celle de transposer en roman les pièces du dramaturge. Les participants sont d'illustres auteurs aux nationalités variées – les britanniques Jeanette Winterson, Howard Jacobson et Edward St Aubyn ; la canadienne Margaret Atwood ; le norvégien Jo Nesbø ; les américaines Anne Tyler et Tracy Chevalier. C’est de cette dernière dont il est question aujourd’hui.

Romancière révérée pour La jeune fille à la perle, Chevalier s’est penchée sur l’une des pièces les plus riches du répertoire shakespearien : Othello. Une tragédie qui évoque frontalement le racisme, la violence conjugale, la manipulation, la jalousie sous ses nombreux visages – celle du mari aveuglé, du prétendant éconduit, de l’ambitieux déçu. Othello était sans nul doute en avance sur son époque, avec sa vision exaltée d’un homme noir irréprochable dont les vertus sont mises à mal par un homme blanc sournois, incarnation même du vice et de l’opportunisme.

Elle présente également une union mixte forte, passionnée et fusionnelle, celle du Maure de Venise et de la belle Desdémone, fille de sénateur : un couple poignant anéanti par son entourage, un autre tandem d’amants maudits si cher au barde d’Avon.

Othello, de par ses thématiques, a été adaptée de nombreuses fois, y compris dans un cadre contemporain – O, long-métrage sorti sur les écrans en 2001, posait déjà l’intrigue dans un lycée étatsunien.

O, pur produit et pure réussite des années 2000 avec Mekhi Phifer, Julia Stiles & Josh Hartnett.

Un parti-pris osé mais Chevalier va plus loin encore en montrant toute la cruauté de la trame par le biais d’une école primaire américaine plongée dans l’ébullition des 70’s. Même si l’on peut regretter que les Editions Hogarth n'aient pas profité de la symbolique d’Othello pour mettre en lumière un(e) auteur/trice noir(e) (Malorie Blackman, par exemple, aurait été parfaite), force est de constater que le résultat est au rendez-vous.

Sa réécriture, inspirée et bouleversante, parvient magnifiquement à insuffler l’âme d’Othello, Desdémone, Iago, Emilia et Cassio aux jeunes Osei, Dee, Ian, Mimi et Casper. Effet miroir troublant où la férocité naïve dont savent si bien témoigner les enfants est exacerbée par la pensée des adultes, assimilant inconsciemment réflexions et actes pour les recracher à hauteur d’une cour de récré. En décrivant leur parcours, leur famille, leur solitude aussi, en analysant finement leurs mentalités, elle démontre comment des enfants peuvent penser à l’impensable et se livrer au pire.


Attention : SPOILERS


Osei et Dee sont tous les deux très attachants ; leur fragilité à fleur de peau est palpable dès leur apparition et ne fait que croître au fil des chapitres. Chevalier a parfaitement su mettre en exergue leur attirance irrépressible, leur symbiose innocente. Le passé d’Osei, distillé par petites touches, permet de suivre le cheminement intérieur du jeune garçon, de comprendre son basculement vers l’inexcusable – une grande sœur qui le délaisse au profit de communautés très engagés, son père qui ne fait pas grand cas de son quotidien, une mère qu’il ne veut surtout pas faire souffrir, quatre déménagements autour du monde en l’espace de six ans, une errance sans lien profond ni véritable amitié. A noter qu’Osei est surnommé O, tout comme Odin/Othello dans le film de 2001.

Casper et Blanca, réincarnations de Cassio et Bianca, sont également très intéressants. Casper/Cassio est un peu le chevalier immaculé de l’histoire, le seul dont la réputation ou la vie ne sera pas ruinée. Tout comme dans la pièce, c’est un personnage foncièrement positif et bénéfique, malgré ses failles. Son image de parangon vertueux est atténuée par Shakespeare, qui lui donne un penchant pour l’alcool et pour maîtresse une courtisane aux mœurs libérées mais forte et fidèle – trait qui, en raison de la pudibonderie de l’époque, ne sera jamais explicitée ; Bianca est parfois purement et simplement supprimée lors des représentations du XIXème siècle pour des raisons « morales ». Chevalier n’omet pas ce couple si atypique du Barde : Blanca est populaire, jolie et frivole mais victime de slut-shaming, des incessants persiflages de ses camarades de jeu. Sa relation avec Casper, que les autres ne comprennent d’ailleurs pas, reste sincère et très mignonne à suivre. Tout comme dans la pièce originale, on peut supposer que c’est aussi le seul couple qui sortira indemne des stratégies de Ian/Iago, ce dernier n’étant pas parvenu à leur nuire.

Bianca (Indra Ové) et Cassio (Nathaniel Parker) dans Othello, 1995 - Bianca est ici interprétée par une actrice d'origine trinidadienne, ce qui rend le couple mixte au même titre qu'Othello et Desdémone.

Toutefois, de tous les protagonistes, Mimi/Emilia est sans doute le personnage qui a connu la transition et l’évolution les plus intéressantes. Elle est ici une petite fille à part, mature et solitaire, dotée d’une intuition quasi-surnaturelle. Si elle accepte d’aider Ian/Iago, ce n’est pas par attachement aveugle, ni affection vaine : en dépit de la fascination qu’il exerce sur elle, il la terrifie et elle espère pouvoir acheter sa liberté envers ce petit ami toxique qui, elle le sent, va lui être fatal.

Ian est d’ailleurs un excellent antagoniste, méchant non par essence comme son modèle Iago, mais par héritage familial : il reproduit la méchanceté de ses frères, la violence de son père mais avec les armes dont il dispose – la sournoiserie et le talent inné de la manipulation. Ian pourrait être sincèrement heureux avec Mimi, par la liberté qu’ils ressentent évasivement ensemble, mais son besoin viscéral de détruire la vie des autres le pousse à ne pas améliorer la sienne. Il est d’autant plus complexe que certaines de ses fêlures, certains de ses démons, rejaillissent au fil des pages. Cela ne rend pas ses actes excusables mais lui confère une authenticité glaçante.

Les grandes personnes ne sont guère plus épargnées : parents violents, mère conservatrice, père obnubilé par sa carrière au point d’en négliger sa progéniture, enseignants arbitraires… En l’occurrence, le travail accompli autour de Brabantio, père de Desdémone, est très pertinent : son équivalent dans Le Nouveau est Mr Brabant, un professeur paternaliste arbitraire, lequel exerce une emprise contestable sur ses élèves (essentiellement les fillettes) et ses collègues féminines. Il établit clairement Dee dans une position favorisée mais, en contrepartie à ses privilèges, s’avère tout aussi étouffant et rétrograde à l’égard de la demoiselle que sa mère ; la voir en compagnie d’un garçon noir – qu’il méprise – lui déplaît profondément. Tout comme il tolère mal que Dee se révolte en voyant Osei endurer autant d’injustices : ce dernier la pousse, par sa simple présence, à remettre en cause le système dans lequel elle évolue, à sortir du carcan imposé son entourage direct.


Fin des SPOILERS


De sa plume fluide aux rares envolées lyriques, l’auteure retranscrit à merveille toute l’absurdité et l’ironie d’un monde où le racisme ordinaire est monnaie courante, alors même qu’un portrait de Martin Luther King trône dans la classe. Sans manichéisme, elle narre aussi la montée des extrêmes, les courants radicaux qui secouent les populations blanches et noires dans l’ensemble des états.

Chevalier manie la tension avec brio, laisse s’instaurer les stratagèmes tragiques, mène finement son scénario jusqu’à son inéluctable final, sans ménager le lecteur. L’effroi y bataillera avec le sentiment d’injustice, celui d’échec à la tristesse absolue. Le dénouement, à bien des égards, égalera la conclusion d’Othello.

L’auteure multiplie les références au dramaturge, a poussé le sens du détail au point de séparer son ouvrage en cinq parties, suivant les actes originaux de la pièce, respectant de fait la structure narrative établie Shakespeare – les évènements se concentrent d’ailleurs sur un seul jour. Une unique journée d’école dont on finit, harassés et hagards, par déserter les bancs. Et un rappel à l’ordre qui, en plein Black Lives Matter, se révèle toujours tristement dans l’air du temps.

Un très grand roman pour un engagement vital.

 

~ La Galerie des Citations ~


« Quand ils se détachèrent l’un de l’autre, ils étaient tous deux à bout de souffle ; après ce baiser, Ian avait la tête qui tournait. Pour une fois, il se sentait libre. »

~ Mimi et Ian s'offrent une escapade dans la cour


« Depuis cet instant, elle se sentait liée à Ian, et elle n’était pas sûre d’avoir envie de se libérer de lui. »

~ Mimi après leur escapade dans la cour


« Quand Dee – quel merveilleux hasard qu’elle aussi, on l’appelât par la première lettre de son prénom – releva les yeux, Osei sentit son corps s’embraser. Elle avait les yeux marron : le brun clair et liquide du sirop d’érable. Pas le bleu qu’il avait vu dans tant de cours d’école, le bleu des ancêtres anglais, écossais, irlandais. Le bleu de l’Allemagne et de la Scandinavie. Le bleu des Européens du Nord venus s’installer en Amérique, qui avaient conquis les yeux bruns des Indiens et importés des yeux noirs d’Afrique pour faire leur travail à leur place. O la fixait de ses yeux noirs et elle le fixait de ses yeux marron – un brun méditerranéen, peut-être, Espagne, Italie ou Grèce.

Elle était belle – adjectif que normalement, personne n’utilisait pour décrire une fillette de 10 ou 11 ans. « Mignonne » était plus fréquent, ou « jolie ». « Belle » creusait plus profond que ce qu’une fille de cet âge avait réellement à offrir. Mais Dee, elle, était belle. Elle avait un visage de chat, façonné par ses os – ses pommettes, ses tempes, ses mâchoires – anguleux comme un origami, alors que la plupart des filles étaient molles et arrondies comme des oreillers. […]

Mais la beauté de cette fille qui se tenait debout derrière lui n’était pas que physique. O avait l’impression qu’elle était illuminée de l’intérieur par quelque chose que la plupart des enfants ne possédaient pas ou cachaient au plus profond d’eux-mêmes : une âme. Il se disait que personne ne pouvait la détester, et que cela était rare en ce bas monde. Elle était là pour le rendre meilleur, ce monde. Et elle le rendait déjà meilleur pour lui : en lui parlant, en riant avec lui, en se sentant responsable de lui. Peu importait que les autres élèves les regardent avec de gros yeux et qu’ils se moquent d’eux. O n’avait d’yeux que pour Dee et ignorait le reste. »


« Sortir avec Ian ne lui avait apporté qu’une seule chose. Mimi se remémorait encore la sensation de voler autour du mât, suspendue à la corde. Quels que soient les sentiments qu’il lui inspirait à présent, Ian lui avait au moins offert cet instant de liberté. »


« Dee comprit soudain que les vrais couples n’avaient pas besoin de se demander s’ils voulaient sortir ensemble : ils étaient déjà ensemble. »

~ Dee sur sa relation avec Osei


« A-t-on jamais le choix entre les ténèbres et la lumière ?

On marche toujours plus volontiers vers un sourire que vers une expression hostile. »

~ O hésite entre rejoindre Ian et Casper


« Dans une certaine mesure, le racisme manifeste était plus facile à gérer. C’étaient les remarques détournées et les actes ambigus qui le blessaient le plus. Les enfants qui étaient gentils avec lui, à l’école, mais ne l’invitaient jamais à leur fête d’anniversaire, même quand toute la classe y était conviée. Les discussions qui s’interrompaient dès qu’il entrait dans une pièce, cette pause imperceptible causée par sa simple présence. Les remarques qu’on faisait, suivies de cette précision : « Oh, mais je ne parle pas de toi, Osei. Toi, tu es différent. » Ou bien les commentaires du genre : « Il est noir mais il est intelligent », et l’incapacité des autres à comprendre que c’était insultant. »


« Il était plus en colère contre lui-même que contre Dee. L’espace d’un bref moment – une matinée – il avait baissé sa garde, s’était autorisé à croire qu’elle était différente, qu’elle l’aimait pour lui-même et pas pour ce qu’il représentait – un garçon noir, exotique, autre ; un territoire inconnu à explorer. »

~ Osei se prépare à commettre l'inexcusable

Photographie réalisée par Wadi Lissa, l'enfant qui orne la couverture.
 

Le nouveau de Tracy Chevalier, paru aux Éditions Phébus, 221 pages, 19€. Également paru en format poche aux Éditions Points, 256 pages, 8€60.

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