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L'avis des libraires - 204ème chronique : Dunbar et ses filles

L’avis des Libraires : 204ème chronique

Dunbar et ses filles d'Edward Saint Aubyn

Le magnat Dunbar,

réincarnation contemporaine du Roi Lear

Suite aux manigances de ses filles Megan et Abigail, Henry Dunbar est déclaré instable psychologiquement et enfermé dans un sanatorium. Mais Dunbar n’a rien d'un vieillard anonyme dont on se débarrasse dans un mouroir luxueux : il est l’une des plus grosses fortunes de la planète et, même s'il perd parfois un peu la tête du haut de ses quatre-vingts ans, il demeure encore officiellement le patron d’un empire... De fait, il compte bien le rester !

Par un jour neigeux, il décide de s'enfuir en compagnie de son ami Peter Walker, un comédien alcoolique.

Florence, la fille cadette de Dunbar, se lance aussitôt à sa recherche. A l'inverse de ses aînées, elle tient sincèrement à son père et espère se réconcilier avec lui malgré leurs divergences d'opinions.

De leurs côtés, Megan et Abigail veulent elles aussi mettre la main sur le fugitif et sa fortune, quitte à commettre l'irréparable...


De toutes les réinterprétations shakespeariennes possibles et imaginables, notre sujet du jour s'avère sans doute l'un des plus complexes à traiter. Malgré les larmes provoquées par des œuvres telles que Macbeth, Othello ou Hamlet, aucune n'atteint le potentiel dépressif du Roi Lear ! La pièce est unanimement reconnue comme étant la plus sombre, la plus pessimiste et la plus tragique du Barde d'Avon. Une réputation non usurpée, au point de pousser certains metteurs en scène et adaptateurs à modifier le dénouement, jugé trop démoralisant... Ainsi, Le Roi Lear, bien qu'incontournable du théâtre britannique, n'a été que très peu transposé sur les petits et grands écrans.

A juste titre : si la pièce partage de nombreux points communs avec Macbeth et Hamlet (notamment une approche terrifiante de la folie), la trame du Roi Lear suffoque sous son potentiel mélodramatique, son pathos exacerbé, ses retournements de situation plus révoltants les uns que les autres, sa vision terrible de la famille... Tant d'éléments qui pourraient, entre des mains maladroites, virés au mauvais soap-opera. Fort heureusement, Edward St Aubyn, en écrivain chevronné, réussit à éviter la plupart des pièges tendus par le support original.

Sous sa plume, la Grande-Bretagne préchrétienne cède sa place aux Etats-Unis et à l’Angleterre du XXIème siècle, le roi Lear devient le magnat Dunbar. Son trône est un empire médiatique, il y siège en tyran de l’information, imposant sa vision, accordant le monde au fil de ses dépêches. Dunbar, toutefois, se dévoile en géant aux pieds d’argile : sa chute, qu’il a en partie initiée par son inflexibilité cruelle et son ego démesuré, va le mettre face à lui-même, exacerber toutes ses faiblesses intimes, toutes ses fêlures profondes. En réponse à la peur, l’aliénation, l’immersion dans une nature sauvage quoiqu’étrangement bienveillante, c’est un changement irrépressible qui va s’opérer en son âme. La question de sa folie – avérée ou non, provoquée ou pas – est parfaitement exploitée. St Aubyn parvient à rendre attachant ce vieillard despotique, égaré sur le chemin de sa rédemption. Il l’est par ses questionnements intérieurs, ses prises de conscience tardives mais réalistes, son humanité sous-jacente, son amour pour sa fille Florence… Dunbar est un excellent personnage, ambigu et trouble, un noble anti-héros comme le fut Lear en son temps.

Véritables atouts, les autres protagonistes ne sont pas en reste : Megan et Abigail réussissent l’exploit d’être plus perfides que leurs modèles, sadiques et méprisables à souhait, réellement effrayantes lorsqu’elles laissent libre cours à leurs pulsions vicieuses ; si elle reste une fille aimante, Florence/Cordélia n’est plus une sainte dépourvue de défauts mais une mère de famille utopiste tiraillée pour un amour de jeunesse ; l’altruiste Wilson incarne très bien le meilleur ami dévoué et lucide associé initialement au Comte de Kent ; les figures controversées du Dr Bob, sorte de pseudo Edmond, praticien privé accro à l'ensemble des drogues médicinales et amant des deux sœurs ainsi que Mark Rush alias le duc d'Albany, mari soumis et lâche à la moralité fluctuante ; le bouffon revêt pour sa part l’identité du comédien alcoolique Peter Walker, sans conteste l’un des meilleurs personnages du roman, le seul à délivrer quelques répliques à la fois spirituelles et joyeuses.

L’adaptation contemporaine est bien construite, s’avère tout à fait captivante à suivre. St Aubyn a épuré l’intrigue de Shakespeare, l’a simplifiée pour se concentrer sur l’essentiel, tout en conservant le portrait glaçant d’une déchéance familiale et une critique sans concession du pouvoir – le jeu des trônes est désormais celui des trusts. Il oscille ainsi habilement entre le drame intrinsèque au récit, la décadence des élites et l’introspection de son héros crépusculaire.

La plume remarquable du romancier, tour à tour acerbe, enlevée et déchirante, se prête admirablement à l’histoire. De nombreux parallèles, très bien pensés, assimilent Duncan à une proie, soulignent l’atrocité absurde de la chasse en la transposant à la traque d’un homme. Les références au Barde sont savamment distillées, sans jamais donner dans la surenchère. Les paysages enneigés du Cumbria ajoutent quant à eux un véritable plus ; ils sont sublimés par de somptueuses descriptions, lesquelles soulignent avec talent l’ambiance mystique de ce comté sauvage, à la fois lacustre et montagnard.

La réécriture est donc réussie dans les grandes lignes même si le dénouement, trop précipité, laisse le lecteur sur une impression d’inachevé. La fin déchirante aurait mérité d’expliciter le sort de plusieurs protagonistes, tout comme la vengeance réclamée par certains. Au lieu de quoi, alors qu’il avait si soigneusement évité les écueils de la tragédie, l’auteur tombe dans l’emphase mélo et conclut sur une agonie tire-larmes des plus sordides ! Frustrant et d’autant plus dommageable que cette fin vient nuire à l’appréciation générale… Pour son ultime chapitre, St Aubyn réussit l’exploit d’être plus déprimant, plus arbitraire encore que le divin Shakes’. Un comble.

 

~ La Galerie des Citations ~


« Une seule tête ! s’écria Peter. Quel type sans intérêt ! Quand je suis anti-dépressif, j’ai plus de têtes sur la tête que d’araignées sous le plafond. »

~ p 11 / Peter Walker


« [...] je suis, ou j’étais, ou j’ai été un jour – qui sait si j’appartiens désormais au passé, ou pas encore ? – un acteur célèbre, mais je souffre de dépression, ce mal comique, ou ce tragique mal du comique, ou ce mal historique des comédiens tragiques, ou cette fiction d’un mal tragique des comédiens historiques ! »

~ p 14 / Peter Walker


« Les têtes se cassent plus facilement que l’or. »

~ p 17 / Wilson


« En été, la porte à double battant ouvrait sur une prairie ondulante d’herbes hautes et de fleurs sauvages, mais ce jour-là, les vitres perlées de pluie surplombaient un champ criblé de mares laiteuses, de tiges piétinées et de touffes d’herbe morte. Tout au long de l’année, quand ils se profilaient dans les intervalles entre brume, pluie et averse de neige, les contours déchiquetés d’un lac sublime venaient compléter ce décor apaisant. »

~ p 40 / Description du Cumbria


« [...] chaque instant est un morceau d’histoire. Le temps qu’on s’en rende compte, il est déjà passé. Ce fameux imposteur, le “présent”, disparaît dans l’écart cognitif. Attention à l’écart ! »

~ p 46 / Peter Walker


« De toutes les grandes erreurs de la création, le sommeil l’avait toujours frappé comme étant la plus scandaleuse, plus inexplicable encore que l’altruisme : trois heures, ou dans le cas des plus égarés, huit heures au cours desquelles il était impossible de faire de l’argent. Même quand vos investissements prospéraient durant la nuit, leur réussite était fondée sur de vieilles décisions ; rien de nouveau, rien d’audacieux, rien de vraiment agressif ne pouvait être entrepris dans cette prison de passivité obligatoire. »

~ p 85 / Steve Cogniccenti, rival de Dunbar


« Ces filles Dunbar étaient arrogantes, autoritaires et dures, mais la dureté n’était pas la force, l’autoritarisme n’était pas l’autorité et leur arrogance était un orgueil infondé né d’une fortune héritée. »

~ p 91 / Dr Bob


« Une menace devait toujours rester implicite, quoique indubitable. »

~ p 93 / Dr Bob


« La section de la colline sur laquelle il se trouvait baignait déjà dans l’ombre et même si le soleil éclairait encore le col, celui-ci était couvert de neige. Une partie des nuages commençaient à être teintés par le soleil couchant. En se frayant un chemin à travers l’air pollué, à proximité du sol, la lumière passait d’une extrémité à l’autre du spectre, du bleu au rouge. Ce n’était que cela, un coucher de soleil : une exultation de poussière et d’impuretés. Peut-être ses petits-enfants vivraient-ils plus tard sous un ciel perpétuellement rouge, quand la nature à l’agonie, tel un animal suspendu par les pieds, gorge tranchée, se viderait de son sang dans le firmament. »

~ p 98-99 / Vision de Dunbar


« De son point de vue, la douleur était l’étalon-or qui permettait de mesurer la valeur de l’amour, cette monnaie de papier. La douleur pouvait se mesurer, alors qu’il était la plupart du temps impossible de même localiser l’amour. Pourquoi ne pas remplacer progressivement cette chose qui n’était guère mieux qu’une rumeur par quelque chose de bien réel ? Pourquoi ne pas transformer une émotion fugace, susceptible de basculer dans son contraire à tout moment, en une sensation qu’on pouvait répéter à l’envi ? »

~ p 109-110 / Megan


« Tous les gardes du corps avaient fait partie des forces spéciales et maintenant, ils étaient déterminés à se servir de leurs forces spéciales pour détruire son esprit, le faire voler en éclats comme une cible de ball-trap dégommée en plein vol. C’était ça, leur spécialité : maintenir le corps des gens en vie assez longtemps pour qu’ils puissent être les témoins de leur propre désagrégation psychologique. »

~ p 132 / Regard de Dunbar sur les hommes de main de ses filles


« Il ressentait leur douleur, maintenant ; il sentait que si ses filles étaient des monstres, c’était parce qu’il les avait rendues telles. Il avait tenté maintes fois de se faire pardonner, il leur avait tout offert, absolument tout, mais une fois qu’elles avaient tout eu, leur premier désir avait été de le traiter, lui, comme il les avait traitées. Et pourtant, il n’avait certainement jamais traité Abigail ou Megan avec autant de dureté qu’il avait traité Florence. S’il n’y avait qu’une seule raison de rester en vie, c’était pour se mettre à genoux devant Florence et implorer son pardon, mais s’il y avait une raison plus impérieuse que toutes les autres de se jeter du haut de la falaise inexistante qu’il avait appelée de ses vœux, c’était pour exprimer la violence de ses remords d’avoir ainsi maltraité la personne qu’il aimait le plus au monde, la fille de Catherine, la seule de ses enfants qui avait refusé de se liguer contre lui, alors qu’elle avait encore plus de raisons que les autres de le faire. »

~ p 162 / Dunbar en introspection

 

Dunbar et ses filles d'Edward St Aubyn, paru aux Éditions Grasset, 288 pages, 20€.

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