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  • Photo du rédacteurChloé

L'avis des libraires - 195ème chronique : The Wendy Project

L'avis des libraires - 195ème chronique

The Wendy Project

de Melissa Jane Osborne & Veronica Fish

Lorsque le deuil se drape de la plus délicate poésie...

Ce jour-là, Wendy Davies, 16 ans, est au volant. Ses cadets, John et Michael, occupent la banquette arrière. Le temps estival de la Nouvelle-Angleterre est clément, la route agréable – elle se déploie tranquillement le long des étendues lacustres. Jusqu’à ce que la voiture fasse une embardée, quitte l’asphalte, défonce le parapet, s’enfonce dans les profondeurs du lac...

À son réveil, Wendy apprend que Michael, le plus jeune, a disparu et est présumé mort. Pourtant, elle refuse d'y croire. Son benjamin est bien vivant : elle l’a vu partir en compagnie d’un mystérieux garçon volant.

Et si personne ne veut entendre la vérité, alors elle ira seule chercher Michael, loin, très loin d’ici.

Deuxième étoile à droite et filer tout droit jusqu'au matin ! Enfant, qui n'a pas rêvé d'entendre cette phrase, cette indication d'une destination magique déclamée par un enfant éternel ? Qui n'a pas voulu échapper au monde des adultes, s'envoler par la fenêtre, côtoyer les étoiles jusqu'à la lointaine Île de Neverland ? Peter Pan... Si la littérature nous a apporté son lot de sombres fables, ces deux mots, à eux-seuls, évoquent l'un des contes modernes les plus complexes, les plus sombres qui soit. L'un des plus fascinants, aussi.

Il y aurait tant à dire sur la genèse de cette histoire, sur la pièce de théâtre, sur le roman qui en découlé. Tout comme il y a beaucoup d'adaptations, de réécritures sur lesquelles se pencher. En film, en série, sur scène ou à travers les pages, Pan, Wendy et Hook n'ont jamais cessé de fasciner les artistes.

Parmi ces dernières créations se trouve The Wendy Project, une œuvre graphique ambitieuse et singulière signée par le tandem Melissa Jane Osborne/Veronica Fish.

C'est pourtant loin du Pays Imaginaire que l'histoire débute', projetant d'emblée le lecteur dans la tragédie imprévue du quotidien. Si le contenu réserve de belles envolées poétiques et conserve volontiers l’ambiguïté quant à la nature fantastique du récit, le sujet reste avant tout celui du deuil. Un choix qui prend tout son sens lorsque l'on connait le cheminement personnel de Barrie : il est souvent admis que l'auteur écossais a inventé Peter Pan pour combler la perte d'un frère, un deuil qui fut impossible à surmonter pour leur mère. Le garçon qui ne grandit pas, tantôt cruel, tantôt magique, serait donc l'expression d'une perte - perte exploitée frontalement ici.

Ce qui happe d'emblée dans The Wendy Project, c'est avant tout la dureté abrupte du drame vécu par les Davies. Un accident de voiture, la disparition d'un frère, la rébellion désespérée de l'une, le mutisme effrayé de l'autre. Wendy refuse d'accepter la mort de Michael, le benjamin ; son cadet John, lui, se mure dans le silence. Les parents sont désemparés face à la révolte de leur fille, ne savent comment répondre, se débattent tant bien que mal avec leur propre souffrance. La famille implose sous le chagrin, l'amertume, les reproches et les non-dits - l'adolescente s'égare dans cette obscure réalité qu'elle ne peut ni ne veut saisir.

Dès lors, il est ô combien tentant de céder au chant des chimères, de s'accrocher à une lueur d'espoir au creux de ce marasme étouffant dans lequel elle sombre jour après jour : Michael est vivant, elle en a la certitude, mieux, la preuve ! Il y avait quelque chose. Il devait y avoir quelque chose. En filigrane, avec douceur et sans culpabilisation, les créatrices s'interrogent : jusqu'où peut-on tisser la beauté d'un monde imaginaire face à inacceptable, jusqu'où peut-on perdre pied pour retrouver goût à la vie ?

L'héroïne va devoir affronter toutes les étapes du deuil (déni, colère, dépression, acceptation) pour parvenir à se reconstruire, à esquisser un nouveau départ aux côtés de ses proches. Chacune de ces phases est abordée à la perfection, sans pathos ni grand mélo superficiel.

De fait, The Wendy Project emprunte beaucoup à la trame de Barrie, distillant çà et là de nombreux clins d’œil et références à l'œuvre originale. Outre les citations en pagaille (parfois réinterprétées), les lieux remis dans leur contexte, on retrouve tous les personnages phares, lesquels s'ancrent à la perfection dans la narration. Wendy est ainsi dépeinte avec réalisme et reste, en dépit du terrible accident, une fille de seize ans, avec ses premiers amours, sa difficulté à intégrer un groupe, ses questionnements existentiels - l'héroïne est attachante et complexe, un être humain à part entière, dont la détermination rappelle aisément celle de la fillette Darling. Autour des Darling/Davies, toute une galerie de protagonistes empruntés à l'auteur se glissent dans le récit : la psychologue a pour identité le Docteur Barrie ; Hook devient un agent de police ; les Enfants Perdus apparaissent en bande de lycéens insouciants portés sur la fête ; Tinkerbell s'apparente à Jenny Wren, une adolescente sexy au look rock, chignon démesurément haut et œil de biche, un peu peste, follement éprise d'Eben Peters mais sans aucune certitude concernant les sentiments de ce dernier.

Le fameux Eben Peters, c'est bien entendu l'alter-ego de Peter Pan. Un rebelle charismatique, populaire, égoïste et insaisissable qui exerce une attraction folle sur Wendy. A son sujet, rien n’est laissé au hasard, jusqu’au choix du prénom, Eben. Il s'agit du diminutif d'Ebenezer (littéralement Pierre de secours en hébreu), lequel évoque donc subtilement celui de Peter, qui signifie lui-même Pierre en anglais. On pourrait d’ailleurs extrapoler en remarquant qu'Eben (Pierre donc), s'est vu amputé de la portée salvatrice de son prénom, preuve que la narratrice ne peut espérer aucun soutien de sa part - il lui fait d'ailleurs faux bond lors du bal de fin d'année, lorsque la situation entre eux menace de prendre une tournure plus sérieuse, plus officielle. Tout comme le Peter de Barrie refuse de s'impliquer romantiquement avec sa Wendy.

Melissa Jane Osborne brosse un portrait saisissant de l'adolescence, allant jusqu'à emprunter de nombreux codes liés au format "journal intime" - mots raturés, phrases soulignées, griffonnages hâtifs, idées brèves, pensées percutantes sans filtre. Là encore se trouve l'équilibre parfait entre le lyrisme de certains propos et la cruauté des émotions traversées, dépourvue de fioriture.

Quant au trait épuré de Veronica Fish, il se décline en noir et blanc, tout en sobriété, traversé par l'authentique déchirure de ses protagonistes ; seules les cases liées à Neverland, à cette illusoire porte de sortie, se parent de couleurs - du moins jusqu'à la conclusion, laquelle, par les teintes comme par le geste symbolique de Wendy, laisse entrevoir un peu d'espoir. Sur le fond comme sur la forme, la réussite est donc totale.

Magistral, intelligent et bouleversant, l'un des plus beaux ouvrages dérivés de l'univers trouble de Peter Pan.

 

~ La Galerie des Citations ~


« Je sais que cette histoire a l'air folle, pourtant je jure que je ne le suis pas. Mais c'est probablement ce que disent les fous... »

~ p 5

 

« Le lycée, c'est un peu le purgatoire de l'adolescence.

Un cloaque d'hormones et d'émotions... Duquel tout le monde cherche à s'échapper. »

~ p 10

 

« Pourquoi les mecs qui parlent peu ont l'air plus cool ? »

~ p 15

 

« Les filles sont comme les fées. Elles ne peuvent ressentir qu'une émotion à la fois. »

~ p 18

 

« Tes émotions ne peuvent pas te faire de mal, Wendy. »

~ p 58 / Le Docteur Barrie

 

« Quand c'est toujours toi qui parles, les gens ne comprennent pas que tu te taises. »

~ p 61

 

« J'avais perdu du temps à essayer d'expliquer les choses au lieu de faire quelque chose.

De choisir quelque chose.

Je les choisis eux. Je choisis d'être ici.

Ils avaient besoin de moi - ICI - et j'avais besoin d'eux.

Nous avons tous nos histoires, elles nous aident à nous en sortir, à nous rappeler.

Parfois, il faut écrire la sienne. »

~ p 93

 

The Wendy Project de Melissa Jane Osborne & Veronica Fish aux Editions Ankama. 96 pages. 14€90


Article paru en version écourtée dans le Pays Briard le 05/01/2021


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