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L’avis des libraires - 188ème chronique : Carrie

L'avis des libraires : 188ème chronique

Carrie de Stephen King Un classique intemporel, les débuts d’un règne littéraire et la naissance d’une icône féminine


1979. Chamberlain, Maine.

Carrie White est une adolescente malheureuse, introvertie et angoissée, tyrannisée par sa mère fanatique et persécutée par ses camarades de lycée.

Pourtant, alors que le quotidien s’envenime, la jeune fille discerne deux échappatoires : la résurgence d’un pouvoir de télékinésie, lui offrant enfin la possibilité de lutter contre ses tortionnaires ; et l’invitation au bal de fin d’année par un élève populaire, prémices à une vie normale.

Mais la promesse de bonheur vire à la farce monstrueuse. En réponse à la cruauté et aux moqueries s’ourdissent alors des représailles meurtrières...


Impossible de préparer une session spéciale Halloween sans évoquer le Maître de l’Horreur. En près d’un demi-siècle, le succès de Stephen King ne s’est jamais démenti. Une carrière prolifique de soixante-et-un romans et deux cents nouvelles ; un florilège de prix ; une reconnaissance critique et publique ; une multitude d’adaptations sur tous les supports, allant du petit au grand écran en passant par la scène musicale…

Pour cette chronique toutefois, accordons-nous un retour dans les 70’s, oublions le tapage médiatique, omettons la reconnaissance mondiale. Remontons au tout premier roman d’un auteur inconnu, alors âgé de vingt-sept ans, et à la publication qui lui ouvrit les portes du triomphe : Carrie. Certes, tout le monde connaît Stephen King, comme tout le monde connaît Carrie – ou croit la connaître, tant le film de Brian De Palma a empiété sur le souvenir des lecteurs et des cinéphiles.

« J’ai fait Carrie et Carrie m’a fait. » certifie King. Difficile de lui donner tort. Voilà pourquoi il est urgent de (re)découvrir ce petit chef-d’œuvre viscéral, pour les fans comme les néophytes. Invitation supplémentaire : Carrie vient de s’offrir une cure de jouvence au Livre de Poche, présentant une nouvelle couverture sublime, sombre et minimaliste.

** Attention **

Pour les rares personnes qui ignorent la trame du roman

ou n'ont pas vu le film, la chronique comporte des spoilers.


La première parution du romancier frappe d’emblée par sa maîtrise. Elle est courte, sa trame d’une simplicité rigoureuse mais son rythme soutenu, son contenu addictif. La plume sans fioriture ne s’octroie que quelques rares moments de poésie, comme une trêve lyrique survenue dans le dépouillement du récit.

Ici, pas de chapitre, seulement trois parties (avant, pendant et après le bal) – le livre se dévorant d’une traite, un découpage plus précis aurait été vain.

Malgré la brièveté du texte, le premier atout repose sur les protagonistes. Aucun manichéisme forcé. Les personnages sont tous brillamment écrits. Sue et sa quête de rédemption à l’issue fatale, ses aveux d’égoïsme et sa peur d’un avenir tout tracé ; Tommy et sa gentillesse maladroite, ses réflexions altruistes, son réalisme teinté de pessimisme, son cœur d’ado infidèle ; le directeur Grayle, un peu dépassé, brave type cherchant à cultiver un patriarcat bienveillant, peinant à se remémorer chaque élève mais pourtant bien décidé à lutter pour la justice et la sécurité de chacun ; Miss Desjardin, professeur d’EPS vindicative, essayant d’aider la souffre-douleur de sa classe, sans chercher toutefois à la comprendre ; Chris, garce populaire rendue hargneuse par sa position sociale, sa certitude d’être intouchable, sa volonté de destruction et d’autodestruction à peine avouée ; Billy, petite frappe sans avenir, sexy, mauvais, mesquin, dopé à l’adrénaline, la violence et les excursions automobiles malsaines.

Et puis, bien sûr, les femmes White.

La matriarche Margaret est instable, dangereuse, incapable de concilier sa féminité et sa foi, inapte à accorder son désir et sa religion, transformée dès sa grossesse en dévote fanatique, mère éreintée par son exaltation mystique – danger réel mais prévisible, pour sa fille comme pour le lecteur, lequel comprend bien vite le cercle vicieux dans lequel les White sont enfermées.

Enfin, Carrie, passive et timorée, est métamorphosée symboliquement par ses pouvoirs revenus en force à la puberté. La voie de la fille faite femme sera terrible, justicière, impitoyable en parfaite allégorie de la conscience féminine. La rébellion poussée à son paroxysme, la lucidité féroce qui s’effrite dans la folie vengeresse, sans distinction ni pitié. Agaçante parfois, attachante souvent, personnalité tragique, réaliste et authentique, métaphore transcendante de la marginale, cette paria mise au ban par ses pairs s’élèvera dans l’annihilation. Une héroïne poignante, dont les tourments, la peur, le besoin d’amour et de reconnaissance, perforent l’ensemble de l’ouvrage, cueillent aux tripes, résonnent en nous tel un écho lointain à nos propres démons adolescents.

On souffre avec elle, on attend sa révolte, on gronde face aux injustices. Si bien que lorsque sa riposte se fait furie, on l’a tant espérée qu’un bref instant, sadique et jouissif, on exulte de ce retournement de situation, de la proie devenue chasseresse. Une joie vicieuse que King a tôt fait d’altérer…

Les thématiques sont fortes et savamment exploitées : difficultés à grandir, animosité familiale, complexité des rapports humains, poids d’un groupe, dérives sectaires, marginalité, cruauté entre étudiants, harcèlement scolaire… On peut d’ailleurs voir dans Carrie une variation fantastique autour des tueries survenues dans les établissements scolaires étatsuniens – pas d’armes à feu pour mettre à sang l’école mais bel et bien des pouvoirs extraordinaires.

Comme ce sera le cas pour Le Corps et Ça, l’écrivain décrit des figures adultes inaptes à préserver la jeunesse. Les représentations de l'autorité sont régulièrement mises à mal : Monsieur Grayle et Miss Desjardin ne pourront empêcher un carnage, principalement parce qu'ils ont mésestimé le mal-être d'une élève. Quant aux familles, elles sont néfastes, ne parviennent guère à protéger leurs progénitures, les aider et - pire encore - les aimer. Carrie et Margaret, dont la relation est au cœur de l’ouvrage, en sont bien sûr l’exemple le plus flagrant.

Mais les deux antagonistes, Chris et Billy, ne sont pas en reste. Petite fille pourrie gâtée, Chris reproduit le caractère de son père, « l’intraitable entêtement » mentionné par le directeur Grayle, lequel souligne d’ailleurs les similitudes de leurs tempéraments hautains et acharnés. Victime d’un foyer défaillant, sans modèle paternel fiable, Billy trouve un exutoire dans la brutalité, la persécution des plus fragiles et reproduit les relations toxiques qu’il voit sous son toit. Le duo Chris/Billy, soit une splendide héritière éprise d’un blouson noir rebelle, c’est la romance Harlequin qui tourne mal entre sexualité déviante, manipulations et abus psychologiques à la clef. Le couple est fascinant, se pose en exact opposé à celui de Sue et Tommy. Leur relation ne leur permet pas de s’améliorer mais les pousse au contraire vers le bas, les rend plus abjects, fourbes, hargneux, immoraux. La rédemption n’est pas permise – elle ne le sera pour aucun des protagonistes, les rares survivants ne parvenant guère à passer outre le traumatisme.

Dans cette fable implacable se reconnaissent les nombreux leitmotivs de King : l’apparition progressive du surnaturel au cœur de la trame, la narration interrompue par l’irruption d’éléments extérieurs (témoignages, articles etc.), la jeune personne dotée d’un puissant pouvoir, les parias érigés en héros, la critique du fanatisme, la dénonciation de la maltraitance des mineurs…Quarante-six ans après son lancement tonitruant, le roman demeure une pièce maîtresse dans l’œuvre du Roi de l’Epouvante, instaurant au passage les thématiques qui sont désormais indissociables de son univers. Carrie reste intemporel, durement d’actualité et farouchement pertinent. Face à son histoire d’amour avortée avec le Prince, cette Cendrillon meurtrie et meurtrière, exerce le soir de son couronnement une vengeance spectaculaire. Personne ne sort indemne du bal du diable.

 

~ La galerie des citations ~


« Mais les gens ne se rendent jamais compte qu’ils peuvent vraiment blesser les autres ! Ils ne deviennent pas meilleurs, les gens, ils deviennent seulement plus malins. Et quand tu deviens plus malin, tu ne cesses pas d’arracher les ailes des mouches, tu te contentes de trouver de meilleures raisons de le faire. Des tas de jeunes prétendent qu’ils plaignent beaucoup Carrie — surtout les filles, et ça c’est le comble ! — mais je suis sûre que pas une ne comprend ce que c’est d’être Carrie White vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et au fond, elles s’en fichent pas mal. »

~ p 102 / Sue

« Elle ouvrit la porte, il était là, presque aveuglant, en veste de smoking blanc et pantalon noir.

Ils se regardèrent sans échanger un mot.

Elle se dit que si jamais le moindre son déplacé franchissait ses lèvres, son cœur se briserait et que s’il riait elle mourrait. Elle sentit réellement, physiquement, toute sa pauvre vie se contracter, se réduire en un point qui pouvait être la fin de toutes choses ou l’accès à un univers nouveau et lumineux. »

~ p 150 / Carrie retrouve Tommy

« La première impression qui frappa Carrie lorsqu’ils entrèrent fut un éblouissement. Non pas un éblouissement, l’Eblouissement. Des ombres chatoyantes circulaient dans des bruissements de tulle, de dentelle, de soie, de satin. L’air était saturé du parfum des fleurs. Les narines ne pouvaient s’en rassasier. Les filles en robes décolletées jusqu’aux reins, des corsages laissant voir l’amorce des sillons entre les globes des seins, au-dessus des tailles rehaussées, de style Empire. Les longues jupes, les escarpins, les vestes de smoking blanches immaculées, les ceintures de soie, les souliers étincelants.

Il y avait déjà quelques danseurs sur la piste, assez peu, et dans le lent tournoiement des lumières, ils semblaient des fantômes immatériels. Carrie ne voulait pas voir en eux des compagnons d’étude. Elle préférait les considérer comme de séduisants étrangers. »

~ p 170-171 / Carrie arrive au bal

« Ils étaient encore tous beaux et une atmosphère magique flottait encore dans la salle, mais elle avait traversé une frontière et maintenant le conte de fées avait pris les teintes glauques de la corruption et du mal.

Dans ce monde-là, elle allait mordre dans une pomme empoisonnée, serait attaquée par les gnomes et les esprits malfaisants, dévorée par les tigres. Ils continuaient à se moquer d’elle. Et soudain, le voile se déchira. »

~ p 215 / Le bal du diable s’apprête à débuter

 

En compléments :


🎬 On mate le long-métrage de Brian De Palma, évidement. Sommet de kitsch pop, maîtrisé de bout en bout et porté par un casting solide, le film s'éloigne souvent des partis-pris de King, resserrant le scénario sur son héroïne et les deux semaines précédant le bal. Malgré ces différences, cet incontournable du grand écran reste à ce jour l'adaptation la plus réussie de Carrie.


🎵 On écoute le musical, étonnamment inspiré et validé par King en personne. Après un bide monumental à Broadway, la production de Lawrence D. Cohen, Dean Pitchford et Michael Gorea a été considérablement modifiée par ses créateurs. En 2015, Carrie the Musical rencontra enfin un succès retentissant en Off-Broadway - une reconnaissance méritée.


📖 On se jette sur Laisse-moi entrer de John Ajvide Lindqvist. Le livre reprend quelques thématiques phares de Carrie (harcèlement scolaire, foyer dysfonctionnel, cruauté adolescente, vengeance sanglante) mais en s'arquant cette fois autour du mythe vampirique. Ceux qui sont réfractaires aux longs romans - 600 pages ici ! - pourront jeter un œil sur Morse, le film suédois génial qui en a été tiré ou à défaut, Laisse-moi entrer, dernière adaptation en date.

 

Stephen King : Carrie aux Editions Le Livre de Poche. 288 pages. 7€40.


Article publié dans le Pays Briard le 06.10.2020

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