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L’avis des libraires - 186ème chronique : Il nous faudrait des mots nouveaux & Tsun-Dico

L’avis des Libraires – 186ème chronique : Il nous faudrait des mots nouveaux de Laurent Nunez

& Tsun-Dico de Sabine Duhamel Ces mots intraduisibles à découvrir

(et à s’approprier !) absolument…

Un ouvrage philo plein d’humour d’un côté et un dictionnaire coloré de l’autre pour découvrir, pèle-mêle, deux cents mots qui font cruellement défaut à la langue française.


« Ma patrie, c’est la langue française », affirmait Albert Camus. Et quelle patrie ! Le français est l’une des langues les plus riches au monde, l’une des plus remarquables oserons nous affirmer – par zèle un brin chauvin, bien sûr, mais pas seulement.

A l’heure où j’écris ces lignes, notre belle langue compte plus de 1 800 000 mots dont environ 100 000 dédiés au vocabulaire. Maniée par les grands esprits, elle est romantique par Musset, épique par Dumas, percutante par Rostand, hilarante dans les bulles de Goscinny, spirituelle servie par Molière, féerique par la grâce d’Aulnoy ; elle s’avère incisive sous la plume de Zola, sensuelle si Duras s’y penche, emplie de spleen dans les mots couchés par Baudelaire, insoumise dans les vers de Rimbaud, engagée lorsqu’elle narre la pensée d’Hugo, avant-gardiste lorsque Vian s’y emploie.

Et sa popularité ne s’est guère démentie au fil des siècles, puisque le français est à ce jour la seconde langue la plus enseignée en tant que langue étrangère à travers le monde.

Pour autant, tout langage est perfectible… La preuve avec la chronique du jour centrée sur Il nous faudrait des mots nouveaux de Laurent Nunez et Tsun-Dico de Sabine Duhamel. Bien que très différents, les ouvrages sont plutôt complémentaires, quatre mots seulement figurant dans les deux livres.


Le premier titre est une collection philosophique de treize mots inconnus au Pays des Lumières. Chacun se voit doté d’une brève fiche de présentation comprenant sa prononciation et les grands noms qui lui sont rattachés, à laquelle succèdent plusieurs pages de réflexions passionnantes. A chaque mot correspond une partie relativement courte, ce qui permet de garder l’esprit alerte et la concentration intacte. Car autant le dire : vous allez cogiter pendant cette lecture. Beaucoup. Plus que vous ne l’imaginiez en vous lançant dans ce périple littéraire d’à peine deux cents pages ! Par ses définitions, l’auteur amorce plusieurs pistes fascinantes pour questionner notre rapport aux autres, à la société, au langage, à l’écrit, à l’étymologie et à nous-mêmes… Il nous aide à prendre la pleine mesure de ces mots énoncés si souvent à la légère et de s’interroger sur ceux qui font défaut à notre quotidien. C’est aussi un appel à la découverte d’autres cultures, une invitation au dépaysement.

Si les thèmes mentionnés prêtent volontiers à la réflexion, cette lexicothérapie est tout sauf ennuyeuse. Passionnante et documentée, elle se veut à la fois ludique et accessible, réhaussée par de nombreux traits d’humour et agrémentée de citations mémorables. Le point de vue sur ces mots « exclusifs » est bien sûr éminemment personnel, pourtant il parle à tous – c’est là la plus grande force de Nunez : il sait interpeller chaque lecteur au gré de ces pérégrinations globe-trotteuses linguistiques, si bien qu’on se prend à relire certains chapitres afin d’en saisir toute la substance, de s’imprégner du mot mis en lumière, de l’assimiler à notre tour et de lui donner notre interprétation. L’auteur exhale l’intelligence sans élitisme ni pédanterie, allant de Sidoine Apollinaire à Julien Doré en passant par Pennac, Aragon et Brice de Nice. Les références sont toujours assez explicitées pour être comprises de la majorité. Du grand art.

J’ai personnellement adoré le chapitre dédié au kintsugi, ce savoir-faire japonais qui consiste à réparer des objets avec de l’or, rendant l’objet en question unique, plus beau et plus précieux. Pour l’auteur, cette pratique peut devenir une philosophie de vie : être brisé mais assumer sa fêlure, admettre le fait qu’elle fasse partie de soi, qu’elle soit physique ou mentale. C’est ce que reflète mon combat pour l’acceptation du corps, mes luttes harassantes contre les diktats sexistes mais aussi l’anorexie, la boulimie et leurs séquelles.

Ajout final fort plaisant : en guise de conclusion, Nunez cite treize mots ou expressions français inconnus des vocables étrangers – petite fierté, nous sommes les seuls à avoir les très beaux mots apprivoiser et béatitude, ainsi que le nettement moins sympathique arriviste.


Mon second choix, pour cette chronique, s’est porté sur le Tsun-Dico et son approche très accrocheuse : 200 mots que le français devrait emprunter aux autres langues. Ici pas de longue réflexion, ni de débat intérieur intense. Le Tsun-Dico est un ouvrage très fun et coloré, où l’on pinoche çà et là des termes inconnus de l’Hexagone. Avec ses coloris bleu profond et orange fluo, ce petit livre embelli par les illustrations de Gustave Auguste est un véritable plaisir à feuilleter. Des plus saugrenus aux plus poétiques, des plus tristes aux plus grandioses, des plus métaphoriques aux plus surprenants, certains marquent d’emblée l’esprit.

A ce petit jeu, il faut reconnaître que la langue de Goethe est une vraie mine d’or, cette dernière regorgeant de termes imagés : Verschlimmbessern, par exemple, désigne le fait d’empirer quelque chose en voulant l’améliorer et Ohrwurmver d’oreille ») qualifie une chanson ou musique persistante que l’on ne peut ni se sortir de la tête ni s’empêcher de fredonner - comme celle-ci par exemple, ne me remerciez pas. En Allemagne, vous pouvez aussi être clairement défini en victime du Freizeitstress soit la crainte du temps libre.

En revanche, la palme de l’absurdité revient aux Hongrois et leur Donaldkacsázás, aka le fait d’être chez soi simplement vêtu d’un haut, sans pantalon ni sous-vêtement, comme Donald Duck !

Si le travail effectué par Sabine Duhamel est conséquent, on peut néanmoins remettre en cause la présence de hygge, facepalm ou bromance, largement usités, ainsi que celle d’autres mots ayant été traduits en français, tels que scroller et sérendipité, tous deux dérivés de l’anglais… Il n’empêche que cet abécédaire atypique mérite largement le coup d’œil.


Pour ma part, j’achèverais cette chronique en vous lançant les termes sprezzatura, sielunmaisema ou encore elvágyódás… Et en vous laissant dénicher leur signification, en les interprétant à votre convenance ! S’ils n’ont pas trouvé leur place dans ces ouvrages, ils restent chers à mon propre glossaire – la preuve, s’il en est, qu’il demeure une foule de mots à découvrir, comme tant d’états d’âme à coucher sur le papier.

Il ne vous reste plus, désormais, qu’à étoffer votre dictionnaire intérieur.

 

Abécédaire de mes mots réfractaires à la traduction

à découvrir dans ces livres :

  1. Alwasb (arabe) : amour tellement passionné qu’il en devient douloureux

  2. Begadang (indonésien) : passer toute la nuit à discuter

  3. Cúbóg (irlandais) : collection d’œufs de Pâques – si choupi !

  4. Desenrasscanço (portugais) : faculté d’improviser une solution rapidement et avec peu de moyens.

  5. Dor (roumain) : nostalgie qui survient lorsque l’on pense à quelqu’un que l’on aime beaucoup.

  6. Drachenfutter (allemand) : cadeau qu’un homme fait à sa femme pour se faire pardonner une grosse bêtise.

  7. Duende (espagnol) : fait d’être captivé, aimanté par une œuvre d’art ou le charme de quelqu’un.

  8. Eleutheromania (grec) : irrépressible et puissante soif de liberté.

  9. Elope (anglais) : s’enfuir en compagnie de l’être aimé.

  10. Firgun (hébreux) : générosité d’esprit, bonheur que l’on éprouve lorsqu’il arrive ou peut arriver quelque chose de positif à quelqu’un d’autre que soi.

  11. Fensterln (allemand) : l’amoureux rejoignait sa belle en escaladant son balcon – par extension, le garçon qui rejoint sa copine à l’insu des parents.

  12. Fernweh (allemand) : l’inassouvissement frustré de l’envie de voyager et la tristesse qui en découle – c’est le mal du pays inversé.

  13. Gluggavedur (islandais) : temps de fenêtre, soit un temps qui parait clément de derrière les carreaux et l’est nettement moins une fois que l’on est dehors.

  14. Hazisarkany (hongrois) : littéralement « dragon intérieur » soit un conjoint désagréable, intolérant, agressif et méchant.

  15. Innerer Schweinehund (allemand) : petite voix qui pousse à la paresse et à la procrastination.

  16. Irusu (japonais) : faire semblant de ne pas être là quand quelqu’un sonne à la porte.

  17. Kaapshljmurslis (letton) : se sentir à l’étroit et oppressé dans les transports en commun aux heures de pointe.

  18. Kekau (indonésien) : se réveiller d’un cauchemar et reprendre conscience de la réalité.

  19. Koev halev (hébreu) : être tellement dans l’empathie avec l’autre que l’on en vient à ressentir sa douleur.

  20. Komorebi (japonais) : les rayons du soleil passant à travers les feuillages.

  21. Kummerspeck (allemand) : grossir parce que la nourriture devient une béquille émotionnelle.

  22. Livsnjutare (suédois) : profiter de la vie et de chaque instant, voir le bonheur dans le quotidien.

  23. Mamihlapinatapai (yagan) : regards échangés entre deux personnes qui se plaisent mais s’avèrent incapables de faire le premier pas.

  24. Mangata (suédois) : reflet du clair de lune sur l’eau.

  25. Skybalon (grec) : s'oppose au symbolon. Le skybalon, c'est ce qui ne s'accorde pas avec le reste, ne rentre dans aucune case, comme un artiste en décalage avec le monde - exemple : "Il faudrait parvenir à reconnaître partout les symbola et les skybala : dans les choses, dans les êtres, les animaux. Le chien est un symbolon qui jappe et qui vient quand on le siffle. Le chat est un skybalon qui miaule et qui fuit par les toits."

  26. Throisma (grec) : bruit que fait le vent en soufflant à travers les feuilles des arbres.

  27. Tsundoku (japonais) : exprime l’idée d’acheter et d’accumuler plus de livres qu’on ne pourra jamais en lire – mal particulièrement répandu chez les libraires et les lecteurs.

  28. Ubuntu (africain) : concept qui traduit l’idée de faire partie d’une même humanité, d’une cause commune, sans distinction de nationalité, d’idée ou de couleur de peau.

  29. Wanderlust (allemand) : profonde et irrésistible envie d’explorer le monde.

  30. Yuputka (nicaraguayen) : sensation qu’un insecte rampe sur la peau alors qu’il n’y a rien.

 

Les 13 mots/expressions que le monde devrait nous emprunter :

  1. Arriviste

  2. Béatitude

  3. Bricolage

  4. Carte blanche

  5. Dépaysement

  6. Joie de vivre

  7. L'esprit d'escalier

  8. Laisser-faire

  9. Retrouvailles

  10. S'apprivoiser

  11. S'entendre

  12. Terroir

  13. Trouvaille

 

~ La galerie des citations ~

« Un mot n’est jamais qu’un mot : c’est presque toujours un réservoir philosophique, « un outil mental permettant de saisir ce qui n’est pas visible, de désigner ce qui autrement resterait ignoré ou méconnu » (Pontalis). Un mot de plus, c’est une porte de plus, dont on n’avait pas vu l’encadrure ; et c’est donc une occasion supplémentaire de s’affranchir du destin. Soyez certains qu’élargir son vocabulaire, c’est élargir sa vie. C’est oser ressentir de nouvelles sensations, penser enfin hors du cadre. »

~ p 10 / Il nous faudrait des mots nouveaux

 

« Nous aurions tout donné pour suivre Alice au pays des Merveilles.

Et voilà : des années plus tard, notre vœu a été exaucé, mais méchamment. Nous avons fait mieux que suivre Alice : nous sommes devenus ce lapin blanc, aux yeux roses, toujours anxieux, mais tout de même très fier d’être très pressé.

Quant au pays des Merveilles : il est encore là. Mais nous n’avons plus le temps de l’explorer. »

~ p 27 / Il nous faudrait des mots nouveaux

 

« C’est beau et c’est bien, l’avenir, parce que c’est jalonné et puis très rassurant – mais j’éprouve toujours une préférence pour le futur.

Le futur, c'est ce qui viendra sans que vous l’ayez vu venir. »

~ p 64 / Il nous faudrait des mots nouveaux

 

« Nous sommes tous des bricoleurs du dimanche. Quand quelque chose se brise en nous, nous n’avons pas d’autre choix que d’incorporer cet évènement, aussi triste soit-il, dans notre histoire. Non pas pour minimiser le choc (« Je vais bien, ne t’en fais pas »), mais pour apprendre à vivre avec ce moment que nous n’aurions pas voulu vivre et qui désormais fait partie de nous […]. »

~ p 73 / Il nous faudrait des mots nouveaux

 

« Il a toujours suffi d’une poignée de gens pour que tout change, et le monde et notre vision du monde. »

~ p 82 / Il nous faudrait des mots nouveaux

 

« […] on peut imiter la complexité. La profondeur, dans la vie comme dans l’écriture, n’est parfois qu’un effet de style. »

~ p 119 / Il nous faudrait des mots nouveaux

 

« […] on ne peut lutter que contre ce que l’on peut nommer et décrire. »

~ p 137 / Il nous faudrait des mots nouveaux

 

Il nous faudrait des mots nouveaux de Laurent Nunez, aux Éditions du Cerf, 186 pages, 14€ et Tsun-Dico de Sabine Duhamel, aux Éditions Autrement, 128 pages, 12€.


Article paru en version écourtée dans le Pays Briard le 22.09.2020

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