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L'avis des libraires - 182ème chronique : Mon père, ma mère, mes tremblements de terre

L'avis des libraires - 182ème chronique

Mon père, ma mère, mes tremblements de terre de Julien Dufresne-Lamy :

Itinéraire d'un séisme familial

Dans une salle d’attente dépouillée, Charlie et sa mère prennent leur mal en patience. Ils guettent le retour d’un père, d’un mari qui, à leurs retrouvailles, sera ce qu’il a toujours aspiré à être - une femme. Pendant les quatre heures nécessaires à l’opération, Charlie se remémore le début de ses "tremblements de terre" intimes, survenu deux ans plus tôt.


Un an après le renversant Jolis jolis monstres, Julien Dufresne-Lamy nous dévoile son tout nouveau roman. Loin de la scène des drag queens, du show-biz et des paillettes, l’auteur offre cette fois une chronique de vie intimiste sur la transidentité et la famille. En premier lieu, il faut louer un parti-pris ambitieux : malgré ses enjeux majeurs et ses thématiques lourdes, l’intrigue se déroule en effet sur un temps très court, presque en huis-clos, à savoir les quatre heures passées dans la salle d’attente. Les mois écoulés nous sont narrés par les souvenirs de Charlie et cette alternance instaure un véritable rythme à l’histoire, allant même jusqu’à renforcer l’addiction du lecteur. On veut connaître le parcours de cette famille, le comprendre, connaître son dénouement... Les relations entre les personnages sont parfaitement construites, évoquées avec pudeur et bienveillance, ce qui rend l’ouvrage d’autant plus addictif et frappant. Pour autant, la cadence effrénée de la narration n’empêche pas de nombreuses questions d’être soulevées tout au long du livre. Comment se revendiquer femme lorsque l’on est genré au masculin, que tout, autour de vous, s’acharne à nier ce que vous êtes réellement ? Comment un couple peut-il surmonter l’épreuve, faire face aux changements à venir et affronter l’incertitude qui s’instaure ? Comment un adolescent peut-il retrouver sa place dans cet univers chamboulé par les crises, le doute, la peur ? Et comment rester une famille ? De ce postulat délicat, voire tabou, l’écrivain tire toute l’humanité, la justesse et la tolérance attendues. C’est la force du style Dufresne-Lamy : la plume fuselée, la maîtrise des sujets évoqués, le discours militant, la profondeur des caractères, l’absence de manichéisme, le refus des facilités pathétiques, le drame à fleur de peau, l’espoir au bord des yeux... Sur un peu plus de 200 pages, l’auteur explore le choix d’une existence, celui de changer de sexe. Il ne diminue ni l’épanouissement un peu égocentrique des débuts, ni la libération jubilatoire de se révéler sous son véritable jour, pas plus que le désarroi face à la société, la souffrance et le prix des traitements, la mesquinerie du milieu médical, le parcours du combattant pour revendiquer le droit à être soi-même, les tensions familiales nées de ces transformations... Cette femme prisonnière d’un corps qui ne lui correspond pas, le romancier en divulgue les fêlures, les forces, les combats, par le regard du fils. L’intrigue étant narrée du point de vue de ce dernier, le tout est un mélange confondant de lyrisme pudique et de franchise sans fioriture. Charlie est un ado dans toute sa complexité. Notre jeune héros s’avère parfois hostile, méfiant, presque méprisant, incapable de soutenir et d’interpréter ce père qu’il voit en traître égoïste. Pour autant, il finira par amorcer une lente compréhension, s’interroger, s’intéresser, abroger ses préjugés et sa colère pour faire face à ce séisme familial. Cette évolution, il la devra notamment à la Diva et Marin, réponses salvatrices à ses questionnements qui laisseront sur lui une empreinte indélébile - deux personnages secondaires à peine survolés mais si réels, si forts, qu’ils nous marquent à leur tour. De rencontres en découvertes, d’abolitions des hantises au dessein de défendre ce père chéri, Charlie va redécouvrir son géniteur, noter ses changements physiques et détailler ses combats moraux - pas comme un cobaye ou une bête de foire, simplement comme un être humain dont il suit l’émancipation des codes, entre inquiétude et respect. Angoisse pour cette elle qui se révèle, pour sa mère, pour lui, pour eux ; foi qui s’esquisse pas à pas vers l’acceptation, le soutien. Une réflexion qui, bien au-delà des pages et de ses protagonistes plus vrais que nature, s’étend jusqu’au lecteur. Aucun des trois personnages centraux au roman - le père, la mère, le fils - n’est idéalisé. Ils agissent comme ils le peuvent face à cette rupture radicale dans le quotidien, ces phases d’adaptation obligatoires. Ils souffrent aussi de cette méchanceté moqueuse, ces rejets destructeurs, cette bêtise obtuse dont chacun, à son échelle, sera la cible. A la haine aveugle, ils répondent par l’opposition muette, l’affrontement permanent, la résolution d’exister… Et aucun ne va lâcher prise, offrant une leçon de courage jubilatoire. Si le père dont il est question occupe l’ensemble de la trame, la mère et le narrateur ne sont pas pour autant éclipsés. La souffrance de Charlie et sa maman, leurs errements et leurs pertes de repères, le gouffre béant qui s’ouvre en eux, la détermination de préserver leur cocon, ne sont jamais occultés ou amoindris... Ainsi, leurs drames silencieux, les reproches explosifs, l’affection indéfectible qui les lie sont également au cœur du roman. A eux trois, Charlie et ses parents vont faire front et face. Ils vont démonter les clichés, la bien-pensance, le puritanisme, le modèle commun ; démontrer que la famille se moque des normes, que les sentiments n’ont pas de genre, que l’amour filial ne se résume pas à un état civil. Mon père, ma mère, mes tremblements de terre est tendre et touchant, fracassant et foudroyant, pertinent et percutant, comme une valse perpétuelle entre la douceur maladroite d’un envol et la volonté farouche de s’affirmer. Unique, encore une fois. Un immense merci aux Editions Belfond et à Julien pour ce service presse. Vous nous avez offert LE tremblement de terre de l’été 2020 !

 

~ La galerie des citations ~

« Dans quatre heures, Papa aura disparu.

Une mort, pas vraiment.

Une absence pour toujours.

Quatre heures, comme le temps d'un pique-nique. C'est court. Parfois long, comme un film hongkongais primé à Venise ou un repas chez les grands-parents une fin de dimanche, quand la carcasse du poulet gît dans l'huile. »

~ p 14 / Charlie

 

« J'y repense souvent. Ses planques et ses cachettes.

Avant, je pensais que sous les meubles, on ne cachait que les armes du crime. Les affaires sales. Les bouteilles d'alcool ou les boîtes de capotes. Maintenant, c'est différent. J'ai compris qu'on pouvait même y cacher une vie. »

~ p 16-17 / Charlie

 

« Mon père ne nous montrait jamais ses sacs de courses, il se contentait de monter ses bibelots à l'étage, de les garder près de lui, entreposés comme des trésors au fond de la table de chevet. Papa rangeant par couleur et par métal, les posait délicatement dans des écrins de velours qu'il caressait comme des dizaines de chats soumis, et lorsque, de plus belle, il se décidait à racheter de la ferraille, ma peau me démangeait en silence comme au début. ça me brûlait jusque dans l'épiderme. Et, sans comprendre tous ces efforts de sa part, j'allais voir du côté de sa table de chevet quand il n'était pas là. Je passais des heures vides à contempler toutes ces mochetés qui s'emmagasinaient, tous ces bijoux hideux, ces trouvailles, sans savoir qu'ils étaient en réalité ses armes, ses blasons, ses munitions, ils étaient sa façon à lui de fusiller le monde en disant qu'il avait maintenant le droit.

A présent, mon père avait tous les droits. »

~ p 49 / Charlie

 

« Là-bas, je lisais les menaces et il me suffisait d'imaginer des lettres d'amour à la place.

Pendant six mois, j'ai reçu des lettres d'amour. »

~ p 63 / Charlie

 

« La Diva répétait que le genre était une construction, un spectre à deux pôles, deux extrémités qui s'opposent et qu'al se situait au-delà.

Le bahut se marrait, féroce.

- "Au-delà, mais t'as cru t'es dans Star Wars ?

- Ouais, je suis de la science-fiction ! Vous n'y connaissez rien, vous êtes le passé et je suis l'avenir ! »

~ p 82 / La Diva, ado gender queer

 

« Il faut accepter de ne pas comprendre les choses mais comprendre qu'elles existent. »

~ p 130 / Message muet de Capucine à Charlie

 

Julien Dufresne-Lamy, Mon père, ma mère, mes tremblements de terre aux Éditions Belfond. 250 pages. 17 €

Chronique parue en version écourtée dans le Pays Briard le 25.11.20

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