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L’avis des libraires - 173ème chronique : La libraire de la place aux Herbes

L’avis des Libraires : 173ème chronique

La libraire de la place aux Herbes d'Eric de Kermel

Ou quand la profession se heurte au fantasme...

La librairie de la place aux Herbes est à vendre !

Nathalie, prof parisienne, saisit cette occasion inespérée de réaliser son rêve. De rencontres en rencontres, elle va faire la connaissance de personnalités écorchées par la vie mais hautes en couleurs, prêtes à reprendre espoir au fil de ses conseils.


Lorsque ce livre m'a été offert, j'ai été touchée par l'attention, d'autant plus que La libraire de la place aux Herbes fait partie des ouvrages qu'il me tardait de découvrir. Il bénéficie en effet d'une superbe réputation auprès des lecteurs et compte parmi les incontournables de son éditeur Eyrolles.

Alors comment vous dire, poliment et de façon argumentée, que l'expérience est un fiasco sur toute la ligne en ce qui me concerne ?

Avant que vous ne m'accusiez de pur esprit de contradiction et ne me lynchiez sur la place publique, laissez-moi vous expliquer en quoi cette lecture a été compliquée et problématique à mes yeux.

Une fois n'est pas coutume, allons-y pour un coup de nerfs en trois points.


1. Le style :

Lorsque j'ai entamé l'ouvrage d'Eric de Kermel, j'étais dans de très bonnes dispositions et ouverte au coup de cœur. Ma rencontre avec Nathalie et sa librairie démarrait d'ailleurs sous les meilleurs auspices. Chose qui ne se produit quasiment jamais : j'ai lutté contre l'envie de surligner l'ensemble des phrases ! Chacune me semblait digne d'être mise en avant comme citation, d'être épinglée en guise de souvenirs littéraires.

Et puis, un sentiment de malaise. Léger mais persistant. Une sensation de réminiscence. Alors, je me suis rappelée où j'avais déjà vu ce type de phrases inspirantes et accrocheuses : sur Internet. Ces petites images sur fond de coucher de soleil ou de fleurs, à la police calligraphiée, qui pullulent sur les réseaux comme injonction au bonheur et que l'on pille allègrement dans les recueils de citations estampillés 100% feel-good ! L'ensemble du livre est construit comme une citation géante, cousue de fils blancs et insipide...

Or, une fois que la supercherie a été percée à jour, il est déjà plus difficile d'y trouver une quelconque profondeur : la superficialité saute aux yeux, le sentiment d'être confronté à un gourou snob stéréotypé ne lâche plus.

On a aussi le droit à de longs dialogues où les gens sont capables de recracher les lignes complètes de grands auteurs et où chaque conversation n'a que peu sa place dans des discussions dites "basiques". Il y a aussi quelques propos maladroits au mieux, dérangeants au pire - la jeune Leïla est qualifiée de "jolie beurette", avouez que c'est choquant !

Bon. Pour la profondeur, on repassera. Mais ce n'est pas un souci. Après tout, sans taper dans le développement personnel de haut niveau ou le chef-d'oeuvre philosophique, peut-être pouvais-je espérer un roman sympathique et léger porté par une héroïne bienveillante.

Raté.


2. L'héroïne et son message :

J'ai détesté Nathalie. J'ai détesté sa fausse perfection, sa bienveillance hautaine, son côté bobo je-sais-tout, sa nature donneuse de leçons, sa supériorité affichée à chaque page ! Ce ne sont pas un conflit tout juste survolé avec sa fille et la maladie vite expédiée de son mari qui suffiront à ébranler cette image de Madame Parfaite. Elle est fade, lisse. Impersonnelle au demeurant, elle ne parvint jamais à transcender son caractère d'être fictif, à donner l'impression qu'une libraire pareille existe, quelque part. Qu'elle s'arroge EN PLUS le droit de juger les autres, leur vie et se place en permanence en tant que modèle me dépasse totalement.

C'est le genre de personnage présenté comme idéal, ce que corrobore son entourage direct à de rares exceptions - perso, c'est ce que j'appelle le syndrome Bella, C.F Twilight. Pour ma part, ce genre d'héroïne qui dégouline de bien-pensance me tape royalement sur le système avec ses grands discours et ses réparties toutes faites à base de "crois en tes rêves", "tout finira par s'arranger", "assumes tes décisions" et blablabla... Comme si la vie se résumait à accepter ce type d'injonctions et que le bonheur était aussi facile à saisir ! J'ai une profonde aversion pour ce type de bouquins qui, au final, culpabilise ceux qui peinent à être heureux ou essaient juste d'être un peu moins tristes au quotidien.

Quand on voit que l'auteur se permet de tacler (gratuitement) Coelho et Gounelle, l'ironie de la chose est frappante...

Oui parce que Nathalie fait aussi office de psy pour tous ses clients ! Au-delà de la charge mentale que cela représente et l'improbabilité de pouvoir gérer de front une boutique ET un salon de réflexologie, le message est nocif !

Je suis d'accord sur le fait que la littérature aide à s'en sortir au quotidien, qu'elle peut être un soutien indéfectible, une béquille pendant des temps durs - j'appliquerais même cette théorie à l'ensemble de la culture, qu'il s'agisse de cinéma, d'arts visuels ou de musique. Eleanor & Park, Les mémoires d'un chat, Les Beignets d'Oscar, Conversations avec mon chat, Le Bois-sans-songe, Lettres à l’ado que j’ai été, La vie rêvée des chaussettes orphelines, la saga Aristote, Le corps, L'Amour en minuscules, Les Ailes de la Sylphide, Aristote & Dante découvrent les secrets de l'univers, Balzac et la petite tailleuse chinoise, Jamais assez maigre et bien d'autres... A une certaine époque de ma vie et pour des raisons très différentes, tous ont été un véritable réconfort, des pistes à explorer, des solutions à envisager ! Il y a des mots qui contribuent à apaiser les maux du quotidien.

Toutefois, c'est totalement irresponsable d'affirmer qu'un livre suffit à tout guérir, à panser les plaies de l'âme et du corps ! Pire : c'est DANGEREUX ! Nathalie incite ainsi un jeune à se lancer dans une profession artistique sans plan B (tout le monde peut monter à Paris et intégrer le Conservatoire, bien sûr) et une cliente à se dispenser des médicaments visant à soigner sa dépression ! Oui parce qu'évidement, on ne parle pas des petits désagréments journaliers mais de vrais traumatismes : culpabilité parentale, séparation père/fils odieuse, suicide, cancer, déni de grossesse, handicap lié à la guerre, oppression maternelle etc. Outre le fait que la plupart de ces clients auraient sûrement besoin d'une longue thérapie, je trouve cela très présomptueux de la part de cette dame...

Dame qui trouve le temps de tenir une librairie indépendante, de gérer les ventes au sein de son magasin, de manger bio et sain, de jouer les psys de comptoir, de faire du bénévolat, d'être une mère attentive et une épouse dévouée... Le tout en dispensant ses fameux conseils à qui veut bien les entendre ! Non, vraiment, cette femme est une Sainte, canonisez-la !

Cela dit... Ce n'est rien par rapport à la librairie elle-même !


3. La vision fantasmée d'une profession :

Comme je le disais plus haut, la vision ultra manichéenne de cette libraire bobo-écolo me dérange... Mais le pire reste à venir car la vision de la profession est ici totalement biaisée - c'est typiquement le genre de descriptions que pourrait faire une ado éprise de lecture qui ambitionne d'ouvrir sa boutique plus tard : des songes plein la tête, utopiste jusqu'au bout des pages et ô combien éloignée de la réalité !

Il y a une idéalisation, une vision très romancée de la profession qui colle à la librairie indépendante. Hélas, cela trahit la réalité du terrain. A l'heure où les librairies ferment à tour de bras et où en tenir une tient plus de la survie que du confort, diffuser pareil message est encore une fois dangereux. Etre libraire est devenu une vocation qui demande beaucoup d'abnégation et une absence totale de matérialisme, sans quoi on déchante vite. Les fins de mois sont durs, la clientèle - comme dans tout commerce - est parfois exécrable, se faire connaître est un véritable chemin de croix, on souffre du manque de reconnaissance, on s'épuise à joindre les deux bouts, on voit ses confrères fermés ou se trouver dans une situation plus que précaire, s'endetter et finir ruiner...

De nombreux lecteurs veulent se mettre à leur compte, d'ouvrir un commerce dans un village follement champêtre et de cartonner en misant tout sur leur passion. Désolée de matraquer ces rêves mais c'est une pure hérésie. J'étais comme eux et je peux vous garantir que la librairie indépendante n'est pas un roman bucolique où le happy-end est garanti !

Nathalie a un mari architecte, ce qui la dispense de tous tracas financiers, la pression du chiffre n'existe pas chez elle. Elle retape la librairie à son image en un rien de temps et sans ressentir la moindre pression (avec du chêne. Parce que les meubles IKEA c'est tellement impersonnel !). Elle n'a pas à lutter pour son commerce, ni à affronter l'hostilité d'une partie de la population. Elle ne galère pas pour promouvoir les petites maisons d'éditions qu'elle adore. Non, tout le monde l’accueille à bras ouverts, ses dédicaces cartonnent malgré leur élitisme flagrant. Elle n'endure pas la pression des géants de la grande distribution ou les retards incessants de livreurs peu scrupuleux qui ont juste la flemme de pousser jusqu'à son bouge loin de tout. Et elle supporte les drames de chacun sans en souffrir, sans mettre son moral à mal, sans être impactée.

J'aurai vraiment aimé qu'un tel monde, celui de la place aux Herbes, soit possible. Il ne l'est pas.


Sans doute est-il permis d'y voir un éloge à la librairie indépendante mais c'est un éloge tellement aberrant qu'il en devient douloureux.

J'aurai mille fois préféré que l'auteur offre une histoire plus nuancée, douce-amère peut-être, moins chimérique et donc d'autant plus touchante. J'aurai aimé quelques belles rencontres réalistes, des petits moments doux du quotidien, des victoires qui mettent du baume au cœur plutôt que cette succession de rencontres improbables et clichées à n'en plus finir. Parce que oui, être libraire, c'est un merveilleux métier. Œuvrer parmi les rayonnages surchargés d'ouvrages, trouver la perle rare, découvrir des éditeurs indépendants, défendre la culture au sens le plus large du terme, discuter avec des clients en or, leur donner des conseils livresques et accepter les leurs... Il y a beaucoup à dire sur les passionnés qui se lancent dans pareille profession - plus que cette fresque mièvre, dont le sous-texte néfaste est dissimulé par une épaisse couche guimauve en tout cas.

S'il vous a fait du bien, comme j'ai pu le lire à de nombreuses reprises sur les sites spécialisés, vraiment, tant mieux pour vous ; on découvre ce genre de livres pour passer un moment de détente et de légèreté, réfléchir aussi, s'émouvoir parfois et si l'objectif est atteint pour vous, je ne peux que saluer Eric de Kermel.

De mon côté, en tant que libraire, je n'aurai jamais été si offensée par un roman. Un peu triste et désenchantée aussi.

Je retire de cette lecture la jolie couverture, la liste finale qui recense tous les ouvrages évoqués au fil de l'intrigue (il y a de très beaux livres dans le lot) ainsi que les magnifiques illustrations de Camille Penchinat, dont le style épuré et sobre est à l'exact opposé des poncifs prétentieux de l'auteur.

Bien sûr, on peut toujours voir ce livre comme une fable, ce qui diminuerait grandement son impact négatif. Reste que cette fable sonne terriblement creux.

 

La libraire de la place aux Herbes d'Eric de Kermel paru aux Éditions Eyrolles, 150 pages, 14€90. Egalement disponible en format poche aux Éditions J'ai Lu, 288 pages, 7€10.


Article paru en version courte dans le Pays Briard le 22.05.2020

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