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L'avis des libraires - 153ème chronique : Jolis jolis monstres

L'avis des libraires - 153ème chronique

Jolis jolis monstres de Julien Dufresne-Lamy :

Des reines qui transcendent les genres

Les destinées croisées et la rencontre de deux hommes que tout oppose : d'un côté, James, afro-américain, drag queen phare des années 80 sous le nom de Lady Prudence, homosexuel pleinement assumé et engagé ; de l'autre, Victor, latino, ex-gangster, ex-taulard, qui cherche encore sa voie, père de famille farouchement épris de son épouse. Ce qui va les réunir ? L'amour de la scène et l'abolissement des codes.


Dans une rentrée littéraire engoncée dans les productions conventionnelles calibrées à la virgule près pour les prix, un livre a fait une apparition des plus remarquées.

Un ouvrage hors-norme, inclassable, débarqué sur la scène avec tous ses excès, sa beauté, son anticonformisme. Ce roman, mi-fiction mi-documentaire, où se côtoient des personnages inventés et de véritables figures cultes du milieu LGBT, se prénomme Jolis jolis monstres. On doit cette fresque étalée sur trois décennies à Julien Dufresne-Lamy et, tout comme ses créatures qu'il couche sur le papier, il a déjà tout d'une future icone : le style fuselé, le discours militant, la beauté excentrique des caractères, le drame à fleur de peau, l'absence de manichéisme...

Le roman explore une autre facette du monde de la nuit relativement méconnue en France, celle des drag queens. De l'effervescence des débuts dans les bas-fonds underground à la consécration télévisée façon RuPaul, en passant par l'explosion du phénomène dans les 90's, les ravages du VIH, l'art du voguing et les fameux bals où chaque participante rivalise de talent, l'auteur retrace le chemin de ces hommes aux performances décapantes. Immersion totale dans cette ère grandiloquente, blingbling et virulente où vaquaient les célébrités incontournables de l'époque - Basquiat, Warhol, Haring, Goldin, Madonna, Bowie... Un autre univers alors peuplé de ces abominations sublimes et éternelles. La révolte et la liberté se peignent sur les visages, dansent sur la gestuelle travaillée à l’excès, filtrent sur les mots affûtés à la manière d’une redoutable manucure. S’autoriser à tout dire, enfin, même le pire, sous une autre forme d’expression. Puis la descente aux enfers, le désir et la jouissance corrompus par le sida, la peur, le deuil, les attentats au Pulse - la volonté de se tenir encore debout et de hurler ses revendications. Sous le glamour exubérant, la rutilance des strass, l'insoutenable légèreté de ces performeurs, le malheur est souvent en embuscade. La haine de l'autre et la mort aussi. Jolis jolis monstres, c'est l'Amérique de toutes les misères et de tous les abus, des maladies hideuses et du charme monstrueux.

S'il est volontiers corrosif, mordant et flamboyant, le livre n'en est pas moins doté d'émotion ou d'engagement. Bien au contraire. Il évoque avec beaucoup de justesse les discriminations subies par les drags, y compris au sein de la communauté LGBT ; les dangers encourus par ces artistes outrageusement parés, menacés de viol et de meurtre ; l'appropriation de leur culture par les médias ; la difficulté à se positionner et à exister sur scène ; la haine véhiculée par certains politiciens...

Pour autant, il n'idéalise guère les personnalités drags, pointe du doigt l'intransigeance de certains, les petites mesquineries des autres, l’âpreté de la compétition. Ainsi, James / Lady Prudence ne manque pas d'avertir Victor sur les risques du métier : la scène est une arène, et il faut se battre pour s'y faire une place. Toujours lutter, beaucoup travailler, souvent souffrir… Pour se révéler et donner naissance à son alter-ego monstre, l’apprivoiser hors de la scène et le déchaîner sous les projecteurs, le dépouiller des angoisses intimes et des limites de la bien-pensance.

Être drag queen est une vocation qui exige des sacrifices, une implication sans faille, un parcours du combattant que le romancier traduit avec sensibilité, sans larmoiement ni emphase – la sobriété et la pudeur prennent alors le dessus sur le spectacle. Par l'absence de clichés, qu'il balaie d'un gracile coup de plume, Dufresne-Lamy fait mouche. Lorsqu'il relate cette transgression des genres et des codes, il est extraordinaire et bouleversant, tout simplement.

Jolis jolis monstres n'est pas uniquement la retranscription ardente d'un courant artistique, un voyage au temps où les fêtes toxicos battaient leur plein sans crainte ni reproche, où créer était synonyme d'une inventivité proche de la folie, pas plus qu'il ne peut être cantonné à un pamphlet enflammé contre l'intolérance.

C'est – surtout – l’odyssée de ces protagonistes remarquables, au vécu compliqué, souvent écorchés par la vie mais qui trouvent le moyen de s'élever loin de la misère, jusqu'à la Terre promise : New York. En témoigne cette sublime amitié entre James et Victor, vibrante de respect, et ce soutien mutuel que les deux hommes, pourtant si différents, vont se porter. Le duo est très attachant, terriblement humain, paraît aussi authentique que les grands noms qui viennent émailler leur récit - la famille Xtravaganza (Angie, Venus, Jose), Lady Bunny, Adore Delano...

Sous une généreuse couche de paillettes et un maquillage extravagant, les monstres de Julien Dufresne-Lamy offrent une ode à la diversité. Un show magistral de tolérance qui nous laisse nous, spectateurs, fascinés, émus et conquis.

 

~ La galerie des citations ~

« Au bal, tu viens montrer ton arrogance. Tu es vue, tu es venue, tu vaincras, c'est notre devise. Dans la vie, on nous ignore, on nous rejette, on nous brise les genoux à coups de batte de fer. Voilà pourquoi on se retrouve là. C'est notre façon d'exister. »

~ p 94 / Angie

 

« Rien n'est cliché quand tout est vrai, n'est-ce pas ? »

~ p 119 / Jack

 

« Maintenant, le jour, la nuit, nous nous côtoyons.

Nous nous aimons bien.

Nous n'avons rien en commun, si ce n'est tout. »

~ p 249 / l'amitié entre Victor et James s'esquisse

 

« Si tu es drag, ton rôle est d'abolir les frontières. Pas de les reproduire. »

~ p 279 / James

 

« Plus d'un jeune sur deux ignore son statut sérologique. Ils s'en foutent. Les jeunes aujourd'hui n'ont pas peur du sida. Ils ne l'ont ni vu ni vécu. C'est comme les exorcismes et les fantômes, ça n'effraie que lorsqu'on les voit pour de vrai, les soirs de pleine lune. »

~ p 282-283 / James

 

Julien Dufresne-Lamy, Jolis jolis monstres aux Éditions Belfond. 416 pages. 18 €

Chronique parue en version écourtée dans le Pays Briard le 26.11.19

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