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L'avis des libraires - 152ème chronique : Le Diable emporte le fils rebelle

L'avis des libraires - 152ème chronique

Le Diable emporte le fils rebelle de Gilles Leroy :

C'est un garçon pas comme les autres...

Par une nuit glaciale où tourbillonnent des bourrasques neigeuses, Lorraine met à la porte Adam. Puis, elle décide de brûler l'ensemble de ses affaires, de consumer dans ce brasier jusqu'au dernier souvenir de son aîné. Car tout doit disparaître et emporter ce fils rebelle.


Une mère peut-elle haïr son enfant ?

La question est là ; elle filtre à travers l'ouvrage, impensable, tragique. La réponse est un oui implacable. Les raisons qui amènent à cette affirmation, elles, sont pourtant plus complexes qu'elles n'y paraissent au premier abord. Bêtement méchante, cette mère ? Non.

Blessée aux tréfonds de son être, depuis trop longtemps, un mal-être qu'elle a transposé à son fils Adam - Adam si singulier, qu'elle rejette viscéralement au jour de sa naissance. L'ado compense le manque d'amour par la confrontation bravache, reporte ses sentiments sur ses cadets et surtout son père, Fred. Il idolâtre ce dernier autant que sa génitrice vénère cet époux attentionné et doux mais aussi surmené, dépassé par une vie miséreuse, souvent en prise avec la justice.

Lorraine est prisonnière d'un environnement malsain, qu'elle reproduit sur son propre foyer. Elle subit depuis son enfance le poids de l'hérédité familiale, un fardeau que la société se charge bien de lui rappeler. Des parents dédaigneux, des frères tortionnaires puis, en grandissant, la séparation de ce milieu toxique pour un autre, tout aussi dangereux : une institution religieuse très stricte. La famille est toujours là, forcément. Pire, elle s'est agrandie : des belles-sœurs pernicieuses s'ajoutent au noyau original, langues de vipère qui se plaisent à empoisonner leur entourage.

Même Fred ne parvient à la soustraire à cette emprise venimeuse. Alors Lorraine s'abrutit : le Bon Dieu avec une foi qui frise le bigotisme, les pilules magiques pour mettre un peu de couleurs dans cette existence terne.

Gilles Leroy ne diabolise pas son (anti)héroïne, pas plus qu'il ne la ridiculise, ne la condamne ou ne la pardonne. Au contraire, il dresse avec beaucoup de finesse et d'honnêteté les pensées d'une mère déphasée, martyrisée par la vie, les coups du sort et le quotidien sans issue, incapable de sortir de l'impasse où elle s'est plongée.

Et puis il y a Adam, qu'elle surnomme l'escroc mais qui, aux yeux du lecteur, apparaît avec toute la beauté et la révolte de ses quinze ans. Un protagoniste solaire, magnétique, violent, tragique, qui hante les souvenirs de Lorraine et la trame de Leroy, avec ses cheveux d'un blond translucide et son visage constellé d'éphélides. Il est jugé différent et cela, personne ne lui pardonne. Son penchant pour les garçons, son physique atypique, ses bêtises juvéniles, sa révolte. Rien de grave. La crise d'adolescence, la découverte de son orientation sexuelle, la création d'un futur adulte qui se rend compte qu'il peut plaire, vivre, rester digne. Pour la belle-famille de Lorraine, pour la société qui l'associe d'emblée à cette délinquance qui gangrène ses gènes, pour sa mère dévote, c'est trop. Lorraine est dépassée par Adam et tout ce qu'il représente. Pour elle, une seule solution : se débarrasser de la progéniture vicieuse pour sauver le reste de la fratrie. L'homosexualité est le prétexte idéal, entre commérages des belles-sœurs, difficulté à concilier sa foi avec l'orientation sexuelle de son enfant et jugement constant d'une petite ville claquemurée dans ses quand-dira-t-on.

L'intrigue narre la déchéance d'une femme, le renoncement à l'éducation et la rupture définitive d'une relation mère-fils.

D'une plume déchirante alimentée par une brillante analyse des rapports humains, Leroy nous assène ce court récit sous forme de K.O littéraire. Le Diable emporte le fils rebelle est un livre épuisant, chronique familiale où la misère côtoie les préjugés, où les non-dits et les cris emplissent le quotidien, où le poids du regard des autres et des racines se liguent jusqu'à la destruction, où la haine et l'amour se frôlent en une valse hideuse.

Il évoque surtout la farce cruelle d'une terrible hérédité et la condamnation qui en résulte aux yeux de la communauté. Société noyée dans son écœurante bien-pensance, monde du travail indifférent, homophobie banalisée,politique désintéressée des classes les plus miséreuses, désenchantement constant, syndrome du bouc-émissaire, endoctrinement religieux avec les tristement célèbres thérapies de conversion, système judiciaire perverti, milieu carcéral douteux, relations humaines destructrices... L'auteur signe un mélange détonnant des mémoires de Garrard Conley et de l'autobiographie En finir avec Eddy Bellegueule d'Édouard Louis.

Si la confession de Lorraine est douloureuse, révoltante, le livre, lui, est sublime et tristement juste. Un grand moment de littérature, une virée pessimiste dans un Wisconsin conservateur, aux tréfonds d'une Amérique rétrograde.

 

~ La galerie des citations ~

« L'aîné, lui, ses cheveux étaient jaune transparent, comme la glace au citron. L'été, quand son visage se cuivrait, ses cils et ses sourcils ressortaient blancs par contraste et ça lui faisait une tête, oh, je n'ose pas le dire, à peine si je peux le penser..., une tête gênante, oui, mi-ange, mi-zombie.

Et ses taches, Seigneur, ses taches de rousseur qui lui criblaient la face comme s'il n'avait pas eu son compte déjà, entre les joues osseuses et les cheveux glacés. Chez nous on chante que ça porte malheur, une fée mauvaise aux dents gâtées a postillonné sur le berceau, et pour d'autres, comme maman, c'est la marque du démon, pas moins, c'est le soufre infernal qui ressort par les pores de la peau. »

~ p 17-18 / Lorraine délivre la description d'Adam, son fils aîné

 

« A certaine lueur dans certains regards, j'ai compris aussi que l'escroc bientôt homme séduisait. »

~ p 30 / Lorraine face à l'adolescence d'Adam

 

« Le genre d'endroit où l'on ne s'attarde pas, qu'on ne prend jamais le temps de regarder : sur un même côté, ce tribunal des mineurs, les services de placement et le centre de semi-liberté ; sur le trottoir d'en face, les bureaux du shérif, le tribunal et la maison d'arrêt des adultes. Il n'y a que l'avenue à traverser pour passer chez les grands. Ces gens ont le sens pratique, Seigneur, on ne peut leur refuser cette qualité. »

~ p 92 / Lorraine sur le système judiciaire américain

 

Gilles Leroy, Le Diable emporte le fils rebelle aux Éditions Mercure de France. 139 pages. 15 €

Chronique parue en version écourtée dans le Pays Briard le 19.11.19

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