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L’avis des libraires - 134ème chronique : Vinegar Girl

L’avis des Libraires : 134ème chronique

Vinegar Girl d’Anne Tyler

Une réécriture acétique

Le docteur Battista est sur le point de perdre son précieux assistant, Pyotr, dont le visa expire dans quelques semaines. La solution : pousser sa fille aînée Kate, asociale au verbe bien senti, à accepter un mariage blanc avec ce dernier...


En 2015, les éditions anglo-saxonnes Hogarth lançaient le Hogarth Shakespeare Project. Une initiative des plus ambitieuses : celle de transposer en roman les pièces du dramaturge. Les participants sont d'illustres auteurs contemporains aux nationalités variées – les britanniques Jeanette Winterson, Howard Jacobson et Edward St Aubyn ; la canadienne Margaret Atwood ; le norvégien Jo Nesbø (dont le Macbeth était renversant) ; les américaines Tracy Chevalier et Anne Tyler.

C’est de cette dernière dont il est question aujourd’hui. Parmi les pièces du Barde d'Avon, la romancière a sans doute choisi l’une des moins connues et les moins appréciées, à savoir La mégère apprivoisée. L'intrigue en est la suivante : Catharina, une jeune femme indocile, va être mariée contre son gré. Pour lui « assouplir » le caractère, son époux va la priver de nourriture, de sommeil, la séquestrer, user de la menace et de la manipulation puis l'obliger à porter de beaux vêtements afin de compenser son manque d'élégance. Elle sera ainsi capable de remporter haut la main un concours… d'obéissance ! Ha ha ha. Vive l'humour élisabéthain.

Vous l’aurez compris : affirmer qu’il y avait un long travail à faire sur la pièce originale, c’était bien peu dire ! Et Tyler s’en sort… Aléatoirement. Son idée de base est pourtant judicieuse ; elle permet une transposition cohérente de La mégère apprivoisée vers le XXIème siècle. La plume est réellement agréable, un peu désuète, ce qui déstabilise de prime abord mais donne au tout un cachet indéniable : sur la forme, il n’y a rien à signaler, sur le fond c’est une autre histoire.

A première vue, Kate est une protagoniste prometteuse : la jeune femme est revêche, déterminée, souffre d’une profonde inadaptation sociale, cherche un moyen de prendre son indépendance sans savoir comment et passe plus de temps à choyer ses plantes que les humains qui l’entourent… Mais elle va très vite s’incliner face à son entourage masculin qui, bien sûr, a raison sur toute la ligne ou presque – oui, ce mariage était une bonne idée ; oui, elle doit changer de comportement ; oui, elle ne peut qu’aimer sincèrement cet étranger qu’on lui refourgue dans les pattes et qu’elle ne connaît quasiment pas ; oui, une fille ne peut se libérer du joug familial que par l’intermédiaire d’un conjoint. Et OUI, l’émancipation féminine et Vinegar Girl, visiblement, cela ne fait pas bon ménage ! En découle un message qui, bien que moins violent en apparence, reste aussi misogyne que celui délivré par la pièce shakespearienne.

De fait, la plupart des personnages se révèlent détestables. Son père est le dernier des égoïstes, son promis un homme autoritaire faussement aimable quoique plutôt agréable à regarder – bien entendu, on leur rajoute un passé tragique qui, loin de les rendre attachants, s’apparente davantage à une facilité scénaristique grossière.

Seule Bunny, la petite sœur de Kate, est sympathique. Hélas, celle-ci est rabaissée constamment durant l’intrigue, cantonnée au rôle de la gourde frivole, incapable de réfléchir par elle-même et végétarienne non par conviction mais pour plaire à son voisin, un hippie stéréotypé fumeur de joints.

Le récit, qui plus est, cumule les poncifs. On part d’ailleurs dans le sempiternel cliché : une femme – évidement – ne vaut quelque chose que si elle accomplit de longues études et se trouve mariée avec un bambin. Contrairement à la phrase finale glissée judicieusement par Tyler, non, Kate et Pyotr ne sont pas égaux puisque c’est elle qui évolue et se remet en question, alors que lui reste exactement le même – la nationalité américaine en prime.

Et lorsque Bunny fait remarquer à son aînée qu’elle s’écrase devant son (faux) amant et qu’elle a perdu ce qui la caractérisait, elle se fait sèchement rembarrer.

A ce stade, on espère du second degré, de la satire mais rien, dans le texte, ne va dans ce sens pour justifier une telle interprétation. Soit l’ironie n’est pas assez palpable pour faire passer clairement le message ; soit l’auteure n’avait aucune autre ambition que celle de narrer exactement la même intrigue (et son message toxique) sous un angle contemporain. Reste que cette dernière se révèle particulièrement douée pour égratigner la bonne société américaine et en souligner les contradictions. Cela étant, quelques bons mots sur l’hypocrisie bourgeoise étatsunienne ne suffisent guère à contrer une morale d’une absurdité abyssale.

Le plus navrant là-dedans ? La réécriture parfaite de La mégère apprivoisée existe déjà, sous la forme d’une comédie romantique pour ados, 10 things I hate about you. Ironie ? Un teenage movie sans réelle ambition, sorti dans les années 90, avait réussi à créer une héroïne forte et un prétendant détonnant, le tout autour d'une intrigue bien ficelée, prenant l’exact contrepied du brûlot sexiste de Shakespeare ! Une interprétation plus drôle, plus pertinente et plus engagée que celle d’Anne Tyler.

Par honnêteté et considérant les retours extatiques de la presse à son sujet, je vous encourage pourtant à vous laisser tenter par cette lecture : peut-être que, sur vous, le charme opérera. Pour ma part, ce bref moment en compagnie de Vinegar Girl a clairement tourné au vinaigre…

 

~ La Galerie des Citations ~


« Elle avait menti, elle ne détestait pas les enfants. Du moins, elle en appréciait certains. C’était simplement qu’elle n’aimait pas tous les enfants sans exception, comme s’ils étaient une espèce végétale, les membres identiques d’un quelconque sous-embranchement. »

~ p 20

« Les gens avaient tendance à être très prodigues dans leur utilisation de la langue, avait remarqué Kate. Ils employaient bien plus de mots que nécessaire. »

~ p 25


« Oncle Theron serait incapable de convertir un chaton. »

~ p 89

« Il avait cette façon propre aux étrangers de faire des compliments francs et directs, les lui adressant sans manière, comme un chat déposant une souris morte aux pieds de sa maîtresse. »

~ p 99

« "Attendez ! avait-elle envie de leur dire. Vous ne pensez pas que je vaux mieux que ça ? Je ne devrais pas avoir à subir une chose pareille ! Je mérite une vraie histoire d’amour, quelqu’un qui m’aime pour ce que je suis et pour qui je sois aussi précieuse qu’un trésor. Quelqu’un qui me couvre de fleurs, de poèmes écrits à la main et d’attrape-rêves." »

~ p 109

« [...] ils étaient côte à côte sur le même seuil et très près l’un de l’autre, sans qu’aucun ne soit plus avancé ou plus en retrait, et ils se donnaient la main en souriant. »

~ p 165

 

Vinegar Girl d’Anne Tyler, paru aux Éditions Phébus, 224 pages, 19€. Egalement paru en format poche aux Éditions 10/18, 240 pages, 7€10.


Article paru en version écourtée dans le Pays Briard du 09.07.19

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