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L’avis des libraires - 133ème chronique : La peau froide

L'avis des libraires : 133ème chronique

La peau froide d'Albert Sánchez Piñol

Froids déboires & pitié en perdition

Un jeune climatologue anonyme fuit son passé sur un îlot perdu de l’Atlantique sud.

Ce lieu désertique ne compte qu’une seule autre présence humaine : celle de Batís Caffó, le gardien du phare - un homme asocial et belliqueux, qui lui témoigne d’emblée une hostilité farouche.

Pourtant, c’est une menace d’un tout autre genre que le narrateur doit bientôt affronter : lorsque le soleil se couche, des créatures d’apparence amphibienne prennent d’assaut l’île. Devenus frères d’armes, le gardien et le climatologue se retrouvent alliés dans ce combat nocturne quotidien.

Mais l’une des créatures va profondément ébranler les convictions du jeune homme...


Si son nom nous est peu familier en France, Albert Sánchez Piñol est pourtant un auteur contemporain extrêmement célèbre en Espagne. En témoigne la popularité de son roman La Pell Freda, encensé par la critique comme le public, et traduit dans 37 langues !

En 2004, les Editions Actes Sud ont assuré sa parution dans nos contrées, sous le titre de La peau froide. La traduction de Marianne Millon est impeccable, en revanche, on peut regretter une couverture en total décalage avec le contenu, à savoir le détail de la peinture Les Carcans de Leonor Fini ; clairement, on imaginerait d’avantage une illustration moins banale (celle de James Jean par exemple), pour mettre en image le dilemme trouble et résolument intemporel de l’intrigue !

Mais l’aura de ce singulier ouvrage ne s’arrête pas là. En effet, depuis deux ans, La peau froide connaît un second souffle : elle suscite un nouvel élan de popularité depuis son adaptation sur grand écran, Cold Skin. Le film, réalisé par le français Xavier Gens et porté par un casting international (David Oakes, Aura Garrido et Ray Stevenson), a en effet connu de très bons retours. Privé d’une sortie sur grand écran chez nous, il est annoncé pour une sortie direct-to-video courant juillet 2019.

Il faut bien l’avouer, d’emblée, le pitch attise l’intérêt : une île isolée, deux hommes contraints à la cohabitation, des créatures surnaturelles, un thriller psychologique annoncé, une tension apparemment implacable, une réflexion philosophique revendiquée… Mais que vaut réellement l’ouvrage le plus célèbre d’Albert Sánchez Piñol ?

Premier constat : l’œuvre est aussi glaciale que la peau évoquée par le titre. Tout y est froid, désincarné, fait pour imposer de la distance vis-à-vis du lecteur, lequel voit les faits exposés avec une précision chirurgicale. Les rebondissements sont relatés avec une rigueur quasi-scientifique pour expliquer, justement, l’inexplicable, l’inénarrable, l’impardonnable.

Le narrateur, jeune homme rigoureux et taciturne, voit débarquer dans son existence solitaire un peuple inconnu du commun des mortels, des créatures amphibiennes aux troubles desseins. Le caractère surnaturel de ces êtres étranges, l'isolement, l'incompréhension et la compagnie toxique de Batís, auront raison de son esprit civilisé. Etre tué ou tuer, se cantonner au rôle de proie ou devenir le chasseur, laisser le bénéfice du doute ou tirer en premier. Affronter les monstres qui guettent à l’extérieur tout en affrontant ses démons intérieurs – soit la menace la plus fourbe, la plus intime : la nôtre.

L’auteur nous offre une plongée terrifiante dans les méandres de l’esprit humain : par son héros, poussé dans ses derniers retranchements, il nous montre comment un homme, ainsi acculé, peut retourner à l’instinct primitif, sauvage. La cruauté du narrateur et de son singulier partenaire est, parfois, à la limite du supportable ; elle questionne sur la moralité et l’altruisme, de même que le sens revêtu par ces mots dans un contexte hostile.

Le roman, particulièrement malsain, joue sur la violence quelle que soit sa forme – physique, psychologique, sexuelle, verbale. Si éprouvants soient ses thèmes, le thriller n’en demeure pas moins étonnamment addictif ! Il touche si juste, si fort par instants, qu’il semble traverser d’authentiques élans de génie. Moins de 300 pages pour se révolter, avoir peur, réprimer son dégoût, haleter de stupeur, être en colère puis espérer… Pour réfléchir, surtout, encore et toujours. L’altercation morale entre le protagoniste principal et Batís, le lent rapprochement entre les créatures et le narrateur, la prise de conscience (trop) tardive qui en découle… Tout cela constitue le cœur même de cette aventure barbare !

On peut évidement voir dans La peau froide une allégorie fantastique de la xénophobie, de cette peur farouche de l’autre, si différent, si inconnu.

Le style, affûté comme une griffe, offre tour à tour des moments forts de psychanalyse, des passages de pure tension belliqueuse et des pauses contemplatives emplies de spleen. Du reste, la plume sait aussi se montrer fort jolie, fluide et imagée, accompagnant à merveille les états d’âme d’un narrateur enclin aux songes introspectifs.

Au final, ce qui dessert le roman reste avant tout son effroyable pessimisme et l’impression d’inéluctable qui s’abat sur les épaules du lecteur. La conclusion, démoralisante à souhait, en est l’exemple le plus frappant. L’humanité est mauvaise, corrompue, et elle le démontre tout au long de l’intrigue, pervertissant l’Homme le plus pacifiste, le plus intègre ; la bonté et l’intérêt pour autrui seront toujours balayés par notre caractère colonial, tyrannique. Or, à se cantonner à son incurable défaitisme, il semble que l’écrivain atténue la portée même de son message : il nie ainsi à notre civilisation toute capacité à côtoyer et apprendre d’autres espèces qu’elle jugera, d’emblée, inférieures. Le plus tragique, néanmoins, reste sans doute la part de vérité cachée dans une telle affirmation, analyse sombre corroborée par notre Histoire, des siècles d’oppression sanglante…

Pour ma part, j’avoue une nette préférence pour le film de Gens, lequel a su extraire les thématiques et la puissance du livre, tout en lui donnant les atours d’une fable poétique : le Beau et la Bête s’y fréquentent dans de sombres contrées battues par les vents, menacés par la barbarie humaine, exilés au cœur d’un paysage sauvage où le noir du sable s’oppose au bleu glacé de la mer. Dans Cold Skin, la peau est froide mais le cœur est bel et bien chaud.

Une différence de taille – à vous, donc, de choisir par quel prisme vous préférez découvrir cette histoire.

 

~ La Galerie des Citations ~


« Nous ne sommes jamais très loin de ceux que nous détestons. Pour cette même raison, nous pourrions donc croire que nous ne serons jamais au plus près de ceux que nous aimons. Je connaissais déjà cet atroce principe à l'heure d'embarquer. Mais il est des vérités dignes d'attention, et il en est d'autres avec lesquelles il vaut mieux ne pas discuter. »

~ p 7 / Le narrateur

« En de certaines occasions, on négocie son avenir avec le passé. On s'assied sur un rocher à l'écart et on s'efforce d'établir un pacte entre ce qui fut, de lourds échecs, et ce qui reste encore à venir, authentique obscurité. En ce sens je pensais que l'addition de temps, de réflexion et d'éloignement ferait des miracles. C'était la seule raison de ma présence sur l'île. »

~ p 23 / Le narrateur


« Il arrivait toutefois que l'arrogance anglaise passât toutes les bornes. L'Angleterre croit qu'elle peut traiter les habitants de ses colonies comme des chiens. En rajoutant dans la perfidie, elle exige de la loyauté des chiens qui mangent les miettes de sa table. Ils voulaient nous faire embarquer comme marins, alors que l'Irlande tout entière coulait. Ils voulaient que nous regardions le ciel comme des hommes du temps, alors qu'ils nous volaient notre temps et notre terre. »

~ p 27 / Le narrateur

« Soudain, ceux pour qui j'aurais donné ma vie devinrent de parfaits inconnus. Avant, les hommes cachaient des armes, maintenant les armes cachaient des hommes. Le plus insupportable fut de constater l'énorme distance qui me séparait de ceux que j'avais crus si proches. Je ne pouvais pas les haïr. C'était pire : simplement je ne pouvais pas les comprendre. C'était comme si je m'étais adressé à des habitants de la Lune. Ma patrie ne m'avait jamais appartenu. Et maintenant que c'était possible, je m'y sentais comme étranger. [...] Je n'abandonnai pas une cause ; on peut dire que ce fut la cause qui m'abandonna. En moi, ce fut plus qu'une simple croyance qui mourut. J'avais perdu tous les sens du mot espérance. Effectivement, l'histoire de l'Irlande a toujours été l'histoire d'une révolte, la révolte juste pour l'excellence. Et si la cause irlandaise avait échoué de façon aussi nette, aucune autre ne prospérerait. Tout prouvait que les hommes sont esclaves d'une mécanique invisible, mais destinée à se reproduire. »

~ p 37 / Le narrateur

« Je n'avais pas de passé, je n'avais pas d'avenir. J'étais au bout du monde, au milieu de nulle part, loin de tout. Après avoir fumé cette cigarette, j'étais infiniment loin de moi-même. »

~ p 51-52 / Le narrateur

« Pourquoi êtes-vous venu? Les vainqueurs ne mouillent jamais dans ces parages. Jamais. Les hommes honnêtes et honorables non plus. Et vous ? [...] Ne dites rien. Ça m'est égal. Bienvenue dans l'enfer des ratés, bienvenue au paradis des égarés. »

~ p 83 / Batís

« La philosophie et l'amour se réservent des combats dans des sphères invisibles. Mais la guerre et le sexe sont un seul corps à corps. »

~ p 157 / Le narrateur

« Ces jours-là, à l'intérieur, j'étais à mi-chemin entre la vie et la mort. Là, tout se réduisait à deux élans, tuer et aimer, et les deux se refusaient à moi : eux ne venaient pas et, elle, elle était eux. »

~ p 158 / Le narrateur

« Tous les yeux regardent, peu observent, très peu voient. »

~ p 184 / Le narrateur

« Vous ne savez pas encore que dans ce lieu Dieu n'a aucun droit ? Vous voulez voir des lumières de cathédrale là où il n'y a que des cendres. »

~ p 201 / Batís

« Dans ces moments-là, j'aurais pu le tuer. Je commençais à apprendre que la grandeur de l'amour que nous éprouvons pour quelqu'un peut nous être révélée par l'ampleur de la haine que nous vouons à un tiers. »

~ p 203 / Le narrateur

« Elle agissait sur mon amour comme le volcan avec Pompéi : elle le détruisait tout en le maintenant intact. »

~ p 241 / Le narrateur

 

La peau froide d'Albert Sánchez Piñol aux Editions Actes Sud, 260 pages, 7€70.


Article paru en version écourtée dans le Pays Briard du 02.07.19

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