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L’avis des libraires - 122ème chronique : Rocher de Brighton

L'avis des libraires : 122ème chronique

Rocher de Brighton de Graham Greene

Gangs of Great Britain

40's. Pinkie Brown fait partie de la lie de Brighton. A tout juste 17 ans, il projette de venger le meurtre de son chef Kite et ambitionne, par la même occasion, de s'imposer à la tête du gang. Problème : un témoin compromettant - Rose, une serveuse candide, qui pourrait le faire plonger pour l'assassinat d'un journaliste. Il décide de la séduire afin de s'assurer de son silence. Alors que Rose succombe au charme de Pinkie, Ida, une connaissance du reporter décédé, décide de mettre le tueur hors d'état de nuire. Entre Ida et Pinkie, une lutte sans merci s'engage pour gagner la parole de Rose...


Paru en 1938, Rocher de Brighton bénéficie d'une aura intacte depuis plus de 80 ans... Ce thriller signé Graham Greene est vénéré dans les pays anglophones où il figure notamment sur les listes des Meilleurs romans policiers de tous les temps établies par la Crime Writers' Association et la Mystery Writers of America.

Sa popularité est grandement due à son personnage principal (et antagoniste majeur), Pinkie Brown alias le Gamin. Un gosse des rues tourmenté, sadique et mégalomane, aussi charismatique que dangereux ; un adolescent d'une violence inouïe, totalement imprévisible, qui va jouer avec le cœur innocent de Rose et l'esprit du lecteur sur environ cinq-cents pages. Sa sociopathie est présentée dès le premier chapitre : Pinkie apparaît comme un prédateur charmeur, froid, dénué de toute empathie. Greene insiste d'ailleurs beaucoup sur l’une de ses caractéristiques physiques : le regard gris de son jeune héros, "des yeux sans âge" dépourvu d'émotion.

Mais, la grande singularité du personnage, ce sont ses inhibitions qui le parasitent : sa vision du corps, du sexe, de l’alcool, de la cigarette… Tout ce qui est synonyme, pour cette génération des 40’s, de liberté ou de plaisir lui apparaît comme des signes de damnation éternelle. Alors qu’il se complaît dans une vision de la religion profondément pessimiste (il croit en l’Enfer mais doute de l’existence du Paradis), lui-même est habité par une violence, des pulsions meurtrières, qu’il ne maîtrise qu’à grand peine et le poussent chaque jour vers son inévitable déchéance. Le pessimisme de Pinkie atteint une dimension suicidaire, puisqu’il réfute constamment l’idée d’être sauvé, et ce même après sa rencontre avec Rose : au lieu de voir dans cette oie blanche une possible rédemption, il y perçoit une autre forme d’emprisonnement - le couple, le mariage, la jouissance, les enfants, tout ce qu’il conçoit avec horreur et mépris.

Parallèlement, Pinkie est fascinant à bien des égards et, très vite, il exerce sur le lecteur la même emprise que sur la jeune serveuse : il véhicule le même hypnotisme que certaines figures criminelles, bien réelles celles-ci. Les psychopathes, symboles ultimes de la perversion humaine, ont toujours fascinés le public à travers les reportages, le cinéma, les séries, la littérature... Pinkie ne fait pas exception à la règle – si le magnétisme et la puissance qu'il exerce sur nous s’avèrent malsains, ils n'en demeurent pas moins concrets.

Comme dans tout roman noir qui se respecte, le protagoniste va connaître une montée crescendo de la violence, accompagnée d'une chute inexorable et brutale. C’est une évidence qui saute aux yeux et pourtant, on suit avec un intérêt épouvanté les tribulations de ce jeune désaxé au cœur de Brighton.

Sa confrontation avec Ida est d'autant plus intéressante que cette dernière semble être, en tout point, l’exact opposé de notre sombre antihéros : à presque quarante ans, elle a la foi joyeuse, affiche une bonhomie à toute épreuve, assume totalement son corps plantureux, ses envies charnelles, ses amants et son penchant pour l’alcool. Ida s’érige en une sorte de Sainte frivole contre l’injustice, bien décidée à résoudre le meurtre d’un journaliste qu’elle n’a que très brièvement fréquenté et à ôter la jeune Rose des griffes de Pinkie. Le personnage pourrait être positif et dès lors, l’intrigue tomber dans un manichéisme des plus classiques. Pourtant, Ida n’est en rien une héroïne de cette trempe – elle se révèle vite aussi antipathique et égocentrique que le meurtrier présumé. Elle s’acharne sur Pinkie non par conviction mais avant tout parce qu’elle estime que cette quête pour la justice sera « drôle », qu’elle la « fera vivre », en bref qu’elle pimentera son existence. Des motivations purement égoïstes bien loin de la femme charitable qu’elle croit être. Elle mésestime l’intelligence de Rose qu’elle considère comme une petite dinde dépourvue de réflexion et ne prend jamais en considération les sentiments de la jeune femme.

Troisième protagoniste central et sans doute le plus complexe : Rose. Elle aurait pu être cantonnée au statut de jouvencelle candide et innocente… Ce qu’elle est mais, bien au-delà de tout ceci, elle est loin de cette image de bécasse fade qu’Ida s’entête à lui coller : Rose est parfaitement consciente de la violence intérieure de Pinkie, de la noirceur des actes qu’il a pu commettre. Elle choisit de l’aimer malgré cela, une décision qui est entièrement sienne. Elle vient de fait du même milieu que lui, a grandi dans le dénuement le plus total, au cœur d’un quartier presque entièrement détruit durant la Grande Guerre. Le Gamin incarne à ses yeux une certaine réussite sociale, la fin de cette misère à laquelle elle cherche tant à échapper et le terme d’un joug familial destructeur. Elle l’érige en sauveur, lui voue une affection sincère, fait preuve d’un tempérament de feu lorsqu’il s’agit de le protéger… Rose aime Pinkie, pour ce qu’il représente, pour ce qu’il est, d’une façon si sincère et absolue qu’elle rend le personnage admirable. Elle choisit de l’aimer malgré cela, est la seule pour qui Pinkie manifestera une certaine affection – et ce furtif désir, ce penchant amoureux qu’il cherche à contenir, ne la rendront que plus odieuse à ses yeux. Rose est l’unique figure positive de ce polar, à l’exception peut-être de Dallow, le bras-droit de Pinkie – malgré son caractère débauché, ce dernier n’en demeure pas moins fidèle et intègre.complaît

Autour de ces trois personnages majeurs gravitent le reste du gang (le sensible Cubitt, le dévoué Dallow, le pacifique Spicer, l’ombre omniprésente du défunt Kite) et un avocat véreux inconditionnel de Shakespeare… De quoi pimenter une histoire qui, pourtant, est déjà riche en personnalités flamboyantes…

Le roman a certes parfois un peu vieilli – les clichés ethniques jalonnent le récit - pourtant, on lui pardonne volontiers ces rares faux-pas. Ils sont peu nombreux en comparaison de ses innombrables qualités : le traitement intellectuel des personnages, la virtuosité narrative, la beauté de la langue, les descriptions immersives de cette Brighton à l’aube de la Seconde Guerre Mondiale, le thème sous-jacent de la lutte des classes, la tension montant rinforzando... Tout cela contribue à conférer au classique de Greene la notoriété et les louanges qui lui sont dues ! Entre la fable sociale et le thriller psychologique, Rocher de Brighton est à l’image de Pinkie : perturbant, fascinant, vicieux mais inoubliable.

 

~ La Galerie des Citations ~


« Du seuil du café, un jeune garçon d'environ dix-sept ans le regardait - costume bon marché, élégance vulgaire, étoffe vite défraîchie, visage d'une intensité affamée, avec un espèce d’orgueil hideux et anormal. [...] Il avait la peau blonde et lisse, le plus léger des duvets, et ses yeux gris donnaient une impression de totale indifférence, comme ceux d'un vieillard chez qui tout sentiment humain est mort. »

~ p 27-30 / Hale rencontre Pinkie

 

« Il avait du poison dans les veines, bien qu'il sourît et se dominât. Il venait d'être insulté. Le monde allait voir de quoi il était capable. [...] Il traînait derrière lui les nuées de sa propre gloire : depuis le berceau, l'enfer l'entourait. Il était prêt pour d'autres morts. »

~ p 151 / Pinkie à l'assaut du monde

 

« J'aime mieux brûler avec toi que de lui ressembler, à elle. »

~ p 247 / Rose à Pinkie au sujet d'Ida

 

« Il ne vous aime pas. Ecoutez-moi, je suis une femme. Croyez-moi sur parole : j'ai aimé un garçon ou deux. Mon Dieu, c'est naturel. Autant que de respirer. Seulement, ça ne vaut pas la peine qu'on se monte la tête. Il n'y a pas un seul homme qui en soit digne, et lui moins que les autres. Lui, il est mauvais. »

~ p 264 / Ida à Rose au sujet de Pinkie

 

« Ce qu'il y avait en lui de plus mauvais avait besoin d'elle et ne pouvait subsister sans un peu de sa vertu. [...] Elle était sans péché, il le savait bien, tandis que lui était damné : ils étaient faits l'un pour l'autre. »

~ p 273 / Pinkie sur Rose

 

« Se laisser toucher, s'ouvrir, s'abandonner - tant qu'il l'avait pu, il avait tenu à distance tout contact intime, au bout d'une lame de rasoir. »

~ p 290 / Pinkie

 

« C'était l'heure des ténèbres proches, de la brume du soir qui monte de la Manche, l'heure de l'amour. »

~ p 317

 

« Rien n'était jamais à la hauteur de l'excitation profonde du désir lui-même. Les hommes vous déçoivent toujours quand on en arrive à l'acte. Elle aurait pu tout aussi bien aller au cinéma. »

~ p 326 / Ida

 

« - On peut changer, dit-elle.

- Oh ! mais non, mais non. Regardez-moi. Je n'ai jamais changé. C'est comme ces bâtons de Rocher : mordez-les tout du long, vous lirez toujours Brighton. C'est la nature humaine. »

~ p 424 / Dialogue entre Rose et Ida

 

« - Péché mortel...

- Un de plus ou de moins, dit-il, quelle différence cela fait-il ? On ne peut pas être damné deux fois et nous sommes déjà damnés, selon eux. »

~ p 438 / Discussion entre Rose et Pinkie sur le suicide

 

« Il n'était pas fait pour la paix ; il n'arrivait pas à y croire. Le ciel n'est qu'un mot ; l'enfer, voilà une chose à laquelle on peut se fier. »

~ p 485 / Pinkie

 

« Il avança la bouche et la baisa sur la joue ; il avait peur de la bouche - les pensées voyagent trop facilement de lèvre à lèvre. »

~ p 513 / Pinkie

 

Graham Greene, Rocher de Brighton paru aux Editions Robert Laffont. 527 pages. 11€50


Article paru en version écourtée dans le Pays Briard le 23.04.2019

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