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L’avis des libraires - 100ème chronique : Neverwhere

L’avis des libraires - 100ème chronique :

Neverwhere de Neil Gaiman

Urban Fantasy Londonienne

Richard mène une existence des plus banales. Cette vie ordinaire est bouleversée lorsqu’il fait la rencontre d’une jeune fille blessée, Porte. Cette dernière possède un don exceptionnel : celui de savoir ouvrir tout ce qui peut l’être et accéder à n’importe quel endroit auquel elle pense. Cet événement va tout changer pour Richard : sa fiancée le quitte, personne ne semble le connaître, certains ne le voient même plus. En revanche, c’est un autre monde, éminemment plus fascinant, qui lui est désormais accessible : le Londres d’En Bas, une cité souterraine où vivent de nombreuses castes, invisibles au commun des mortels. Comme plus rien ne le retient En Haut, Richard s’y engage à son tour, sur les traces de Porte...


Ce 23 octobre est un peu spécial à mes yeux : il signe non seulement la parution du centième Avis des Libraires mais également mes 25 ans. A jour particulier, chronique particulière ! J’ai donc choisi de partager avec vous l’un de mes romans favoris, de l’Urban Fantasy puissante, source de nombreux rêves et cauchemars de mon adulescence, chef d’œuvre du génialissime Neil Gaiman : Neverwhere. Accrochez-vous, on va descendre dans les entrailles de la capitale anglaise. Destination ? Le Londres d’En Bas, à la rencontre d’une société féodale, magique et impitoyable...

En premier lieu, il est important de souligner que ce roman est un livre unique à plus d’un titre : il s’agit de la version améliorée d’un scénario que Gaiman avait écrit pour la BBC. Ce dernier a effectué sa transition du petit écran au papier avec brio, au point d’éclipser son matériel original – la série est quelque peu tombée dans l’oubli, trop datée, alors que le roman reste un incontournable. L’écrivain aime visiblement cet univers, au point d’avoir écrit des nouvelles dérivées et de promettre inlassablement à ses fans un deuxième opus. Niveau adaptation, il a également donné lieu à une excellente version radiophonique portée par les voix de James McAvoy, Natalie Dormer, David Harewood, Benedict Cumberbatch, Anthony Head ou encore le regretté Christopher Lee... A titre purement chauvin, soulignons également qu’il a été l’un des premiers livres d’Urban Fantasy à être traduit en France. Bref, Neverwhere est culte et à raison !

La première chose qui frappe à sa lecture, c’est sans nul doute l’imagination débordante dont Gaiman fait preuve : sa ville d’En Bas est tout simplement ahurissante, tant par le bestiaire (dés)enchanté qui la peuple que par les lois qui la régissent. La façon dont l’auteur joue avec la capitale anglaise, la transforme en univers fantastique, est fabuleuse, notamment lorsque sont évoqués les fameuses stations de métro londoniennes ou les quartiers les plus connus – leurs noms sont ici à prendre au pied de la lettre, attendez-vous donc à croiser des Moines Noirs et autres Ange Islington au détour d’une rue... Le folklore est détaillé, sans jamais tomber dans des descriptions laborieuses ; on y croise toutes sortes d’êtres à part, des Maisons aux capacités hors du commun, des créatures incroyables. Le lien avec le monde réel est également palpable : le chemin pour arriver à la Ville d’En Bas impliquant fatalement de descendre dans les entrailles de son alter-ego d’En Haut, les égouts jouent ici un lien primordial, notamment ses habitants, plus ou moins effrayants. On y rencontre des castes aux noms évocateurs, tels que les Parles-aux-Rats, les Velours et bien d’autres encore. L’univers est singulier, envoûtant ; il est à la fois captivant et terriblement dangereux ; aussi ne peut-on que comprendre la relation fascination/défiance que noue Richard, notre protagoniste, avec le Monde d’En Bas. C’est par ses yeux, humains, que nous découvrons toute la société qui se cache sous nos pieds.

Richard est un excellent personnage qui introduit à la perfection un monde hostile mais sublime, dont il ne comprend pas toutes les règles. Son évolution est à la fois intéressante et réaliste, elle questionne le lecteur sur son rapport au quotidien et à ses aspirations. Comme beaucoup d’entre nous, Richard est un rêveur et sa découverte va le pousser à se remettre en question pour assumer pleinement cette facette de sa personnalité.

A ses côtés se trouvent d’autres protagonistes, qui comptent parmi les plus géniaux jamais écrits : il y a bien sûr la jeune Porte, qui offre un formidable exemple d’héroïne forte et accomplie, indépendante sans pour autant réfuter l’importance du groupe, réfléchie et talentueuse ; la téméraire Chasseur qui allie la beauté orientale à la force fatale ; ou encore le Marquis de Carabas qui est sans nul doute le meilleur personnage du récit. Drôle, vif, manipulateur, séduisant... Ce dandy à la peau ébène s’avère aussi roublard que brillant, ni réellement positif, ni antagoniste, puisqu’il sert avant tout ses propres intérêts – un antihéros de premier choix donc, auquel Gaiman a d’ailleurs dédié la nouvelle Comment le marquis a récupéré son manteau*.

Niveau antagoniste cela dit, il y a largement de quoi trouver son compte avec le duo Croup et Vandemar, tueurs sadiques lancés à la poursuite de Porte. Au premier abord, rien de bien effrayant : ils semblent plus bouffons qu’autre chose, formant le duo comique traditionnel de l’homme intelligent allié au mastodonte limité intellectuellement. Mais, lorsqu’est dévoilée toute leur cruauté, ils ne prêtent plus du tout, du tout, à rire ! Ils sont à l’image du leitmotiv de Neverwhere : ne jamais se fier aux apparences. L’histoire peut sembler belle, féerique, jouer sur le comique de situation, elle rappelle vite aux lecteurs que ce monde est menaçant et que ceux qui le peuplent ne sont pas tous bien attentionnés. Le roman se veut d’ailleurs volontiers angoissant car il joue avec nos peurs les plus primaires : celle de ne plus exister ; d’être invisible, rejeté ; de finir à la rue ; d’avoir affaire à des monstres vicieux ; d’affronter la Mort ; ou, plus simplement, de se retrouver dans le noir total, face au Néant qu’il représente. Une scène particulièrement éprouvante joue sur ce dernier point : elle se déroule à Night’s Bridge et je lui dois pour ma part une bonne dizaine de terreurs nocturnes particulièrement déplaisantes...Quoi qu’il en soit, chaque protagoniste est remarquablement bien écrit. C’est là tout le talent de Gaiman : parvenir à rendre n’importe quel personnage, y compris le plus secondaire, inoubliable – notamment la troublante Lamia, le drôle d’oiseau qu’est Old Bailey, la malheureuse Anesthésie ou le forgeron Hammersmith... Aucune de ces figures n’est anecdotique et toutes ont un rôle clef à jouer au sein de l’intrigue.

En réalité, si l’on excepte quelques défauts minimes, Neverwhere est parfait : il est réussi de bout en bout, bénéficie d’un univers unique, met en avant des personnages forts, recèle d’aventures épiques et de rebondissements angoissants... Ce livre est l’un des chefs d’œuvre de la littérature imaginaire contemporaine. En dépit de son statut d’adaptation, il est tout aussi réussi et unique que d’autres œuvres de Neil Gaiman, telles que Stardust, Coraline, L’Étrange Vie de Nobody Owens ou American Gods. Aussi ne puis-je que vous encourager à découvrir ce Londres d’En Bas. Suivez le Marquis de Carabas, accompagnez Porte dans sa quête, soyez impitoyable comme Chasseur, questionnez vous aux côtés de Richard... Laissez-vous porter au fil des pages, imprégnez-vous pleinement de la créativité inépuisable de l’auteur.

Je vous promets une excursion que vous ne pourrez jamais oublier.

 

« À l’origine, Richard imaginait Londres comme une métropole grise ou même noire, d’après les photos qu’il avait vues, et il avait été surpris de la trouver pleine de couleurs. C’était une cité de brique rouge et de pierre blanche, d’autobus rouges et de grands taxis noirs (qui étaient souvent, à l’étonnement de Richard, verts, or ou bordeaux), de boîtes aux lettres rouge vif et de parcs et cimetières verts et herbus.

C’était une ville où voisinaient au coude à coude le très ancien et le tout nouveau, dans une promiscuité qui ne manquait pas de confort, même si elle ne s’embarrassait pas de respect ; une cité de boutiques, de bureaux, de restaurants et de demeures, de parcs et d’églises, de monuments négligés et de palais singulièrement peu palatiaux ; une cité aux cent quartiers curieusement nommés – Crouch End : le bout accroupi ; Chalk Farm : la ferme de craie ; Earl’s Court : la cour du comte ; Marble Arch : l’arche de marbre ; Old Bailey : le vieux rempart –, aux identités singulièrement individualisées ; une ville de bruit, de saleté, de fêtes et de tracas, se nourrissant de touristes qui lui étaient aussi nécessaires qu’odieux, et dans laquelle la vitesse moyenne des déplacements n’avait pas augmenté depuis trois cents ans, au terme de cinq siècles d’élargissement sporadique des artères, et de compromis bancals entre les exigences de la circulation (mue par les chevaux ou, plus récemment, par des moteurs) et celles des piétons ; une cité où vivaient et grouillaient des gens de toutes couleurs, de tout genre et de toutes sortes.

À son arrivée, il avait trouvé Londres immense, bizarre, fondamentalement incompréhensible. »

~ p 14-15

« Richard se devait, lors de week-ends parfaitement honnêtes par ailleurs, de l’accompagner dans des endroits comme la National Gallery ou la Tate Gallery, où il découvrit qu’en arpentant trop longtemps les musées, on a mal aux pieds, que l’on confond tous les grands trésors artistiques du monde au bout d’un certain temps, et que l’esprit humain a du mal à concevoir le prix que les cafétérias des musées ont le culot d’exiger pour une tranche de cake et une tasse de thé. »

~ p 15

« Richard s’aperçut qu’il ne pouvait pas déterminer la couleur de ses yeux. Ils n’étaient pas bleus, ni verts, ni marron, ni gris. Ils lui rappelaient des opalines ; il y avait des feux verts et bleus et même rouges et jaunes qui fondaient et pétillaient au moindre de ses mouvements. »

~ p 39 / Porte vue par Richard

« — Excusez-moi, dit-il. Je sais que c’est une question indiscrète. Mais êtes-vous cliniquement fou ?

— La chose est possible, quoique très improbable. Pourquoi ?

— Parce qu’il faut bien que l’un de nous deux le soit. »

~ p 50 / Discussion entre Richard et le Marquis de Carabas

« Richard commença à comprendre les ténèbres : les ténèbres en tant qu’élément dense et réel, tellement supérieur à l’absence de lumière, il les sentit frôler sa peau, chercher se déplacer explorer : se couler, dans ses pensées. Elles s’insinuèrent dans ses poumons, derrière ses yeux, dans sa bouche... »

~ p 88

« Les ténèbres, voilà ce qui se passe [...] La nuit. Tous les cauchemars qui sont sortis quand le soleil s’est couché, depuis l’époque des cavernes, quand nous nous serrions les uns contre les autres, apeurés, cherchant la sécurité et la chaleur. Voilà ce qui se passe. Maintenant, leur dit-elle, maintenant, vous pouvez avoir peur du noir. »

~ p 89 / Chasseur sur Night's Bridge

« Richard se surprit à imaginer le Comte soixante, quatre-vingts, cinq cents ans plus tôt : un puissant guerrier, un fin stratège, un amant magnifique, un ami fidèle, un ennemi terrifiant. Les vestiges de cet homme-là subsistaient encore quelque part. C’est ce qui le rendait si terrible et si pitoyable. »

~ p 135

« Mais il ne faut jamais se figurer, poursuivit-il, que, juste parce qu’une chose est drôle, messire marquis, elle n’en est pas dangereuse pour autant. »

~ p 175 / M. Croup au Marquis de Carabas

« Le marquis de Carabas n’était pas un brave homme, et il se connaissait suffisamment pour être certain de ne pas être un homme brave. Il avait décidé depuis longtemps que le monde, En Dessous comme En Haut, était un lieu qui demandait à être trompé ; et, à cette fin, il s’était décerné le nom d’un mensonge dans un conte de fées, et s’était fabriqué – vêtements, manières, démarche – comme on met en place une énorme farce. »

~ p 196

« Quand les anges tournent mal, Richard, ils deviennent pires que quiconque. Souviens-toi que Lucifer fut un ange. »

~ p 247 / Le Marquis de Carabas

« Richard se demanda comment le marquis s’arrangeait pour parer de romantisme et d’aventure un simple déplacement en chaise roulante. »

~ p 275 / Le Marquis de Carabas vu par Richard

« C’était un aperçu sur un monde d’aventure et d’imagination. Et ce n’était pas vrai. »

~ p 299

« — Rien, répondit Richard. Vraiment, je ne veux rien. Rien du tout.

C’est alors qu’il comprit combien c’était vrai ; et à quel point la chose était horrible.

— Est-ce que vous avez déjà eu tout ce que vous vouliez ? Pour vous apercevoir que ce n’était ça que vous vouliez, finalement ? »

~ p 300

 

* Cette nouvelle figure dans l’anthologie Vauriens, aux éditions Pygmalion.


Neverwhere de Neil Gaiman - disponible en format broché, 20 €, Editions Au Diable Vauvert / en format poche, 7€80, Editions J'ai Lu.


Article paru en version écourtée dans le Pays Briard du 23.10.18

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