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L’avis des libraires - 86ème chronique : Comme des rats morts

L'avis des libraires : 86ème chronique

Comme des rats morts de Benedek Totth

Génération désenchantée sous Orbán

Petit avant-propos !

Rarement livre n'aura tant divisé la critique et les lecteurs... Ainsi, Comme des rats morts, premier roman de Benedek Totth, ne fait clairement pas l'unanimité : encensé par la presse, il est depuis quelques temps déjà la cible de retours assassins de la part des internautes !

De nombreux journalistes louent le talent de Totth, l'érigent en alter-ego hongrois du controversé Breat Easton Ellis ; de leurs côtés, beaucoup de lecteurs le laminent allègrement, à grands coups de commentaires lapidaires tels que « fade » ; « sans relief » ; « dialogues vides » ; « ennuyant » etc.

Et moi dans tout cela ? Je navigue entre les deux, en eaux troubles : j'essaye de balayer le véritable dégoût qui m'a secoué à la moitié du roman, me poussant même à remettre en question ma future chronique à son sujet. Je tente de me focaliser sur sa première partie addictive et son dénouement haletant, d'être objective... Mais autant le dire : cette critique m'a donnée du film à retordre !

Elle aura néanmoins eu le mérite de me faire découvrir Anna Ósk Erlingsdóttir, l'artiste islandaise à l'origine de cette très belle couverture française dont j'ai inséré quelques photos entre les traditionnelles citations.

Voiture empruntée, pas de permis, conducteur enragé et passagers hébétés. Pour le narrateur, Greg, Dany, La Bouée et Nicky, c’est une virée nocturne habituelle, sous l’emprise de la drogue et l’extase de la vitesse. Mais ce soir-là, les choses ne se déroulent pas comme prévu. Un accident et un mort. Et la petite bande va sérieusement déraper...


Comme des rats mots n’est pas à mettre entre toutes les mains : le livre est cru, dans les actes comme dans les mots, malsain et dérangeant. Il s’avère aussi très trash - viol, bizutage, meurtre, drogue, violences sur les animaux, humiliations physiques et psychologiques...

Parfois, cette violence s’avère nécessaire pour souligner la déchéance de ces ados paumés, qui ne connaissent ni la culpabilité, ni l’espoir. D’autre, elle est purement gratuite - et donc très problématique car inutile et racoleuse.

Le roman de Benedek Totth renvoie un sentiment singulier de "désincarné". Tous ses personnages semblent vides. Ils parcourent leurs existences sans enthousiasme, vivent parce qu’il le faut bien - et ce qu’il s’agisse de Greg, Dany, La Bouée ou Nicky et Vicky (deux sœurs issues d’un milieu aisé). Globalement, les personnages sont tous plus ou moins similaires : ils se droguent ; se défoulent dans un club de natation où ils rivalisent de mesquinerie ; couchent les uns avec les autres ; s’ennuient royalement ; respectent les profs qui se montrent brutaux et aussi peu scrupuleux que leurs élèves ; enchaînent les mauvais coups ; ignorent les adultes - y compris leurs parents qui sont au pire des loques incapables d’assurer leur éducation, au mieux un moyen de profiter d’un compte en banque bien garni...

Qu’ils viennent d’une famille riche ou non, chacun s’est affranchi des règles communautaires. Ils sont sans remords, sans joie, sans ambition. Et pour tromper ce vide abyssal, ce mal-être qui peut pencher d’un moment à l’autre dans la folie, ils succombent à l’adrénaline éphémère. Quiconque fait montre d’humanité est broyé par les autres.

D’ordinaire, c’est le type de thématiques qui me parlent : la dérive d’une jeunesse asociale déconnectée incapable de s’investir dans une réalité consternante, c’est un thème traité mille fois, dans les productions de Larry Clark et Gregg Araki ou dans les écrits d’Irvine Welsh, de Jo-Ann Goodwin et autres romans de rues. Mais ce type d’écrits ne marche qu’à une seule condition : s’investir au côté de son protagoniste principal. Or, le narrateur anonyme est, la plupart du temps, trop camé pour ne pas instaurer une distance entre les lecteurs et ses pensées vagabondes. Il n’est jamais touchant.

Les trois quarts du livre, il se contente de suivre, de ne pas prendre parti, de laisser les autres commettre des actes atroces - quand il tente de les en empêcher, c’est mollement, sans conviction. Dans un premier temps, suivre cet adolescent désenchanté et amer permet une immersion brutale et anxiogène dans l’ouvrage. Mais, lorsqu’on atteint le cœur de l’histoire, que l’on comprend que la violence gratuite n’ira que crescendo et qu’il restera sans agir - par lâcheté ou indifférence - on ne peut que se désintéresser de lui et de ses "potes" aux tendances sociopathes.

Le revirement de situation, le dénouement de l’intrigue, où notre narrateur révèle enfin son potentiel arrive trop tardivement pour qu’on en saisisse toute la puissance. Et même ainsi, il ne mentionnera jamais une once de tristesse face au drame dont il est témoin, uniquement de la colère face à l’injustice et au système corrompu - ce qui est déjà un grand pas en avant pour ce zombie accro au haschisch et aux fellations à la chaîne.

C’est d’autant plus frustrant que l’auteur ne choisit pas d’employer un langage vulgaire et des protagonistes creux parce qu’il serait incapable d’écrire autre chose : certains passages ont une véritable grâce, comme certains rêves du narrateur, sa comparaison entre son père et les requins, ses angoisses existentielles...

Le vague espoir final ne suffit pas à effacer 250 pages de ce que l’humanité recèle de plus abject. Les filles sont vulgaires à outrance, les garçons ne sont que des brutes perverses aux pulsions meurtrières, les adultes sont à la ramasse... On crève sans sourciller, qu’on soit poisson, chat, clochard ou lycéen - et personne ne vous pleurera.C’est tragique mais loin de nous, lecteurs : on suit les aventures glauques du groupe d’un habitué, de celui qui prend son dîner en regardant les infos, avec la même attention résignée. Il est toutefois impossible de condamner Benedek Totth car tout ce qu’il entreprend est parfaitement maîtrisé et ses objectifs visiblement atteints, y compris pour le pire. L’attention que vous lui accorderez sera donc proportionnelle à votre foi en l’avenir.

Vous l’aurez compris mais sans mauvais jeu de mot : Comme des rats morts n’est clairement pas cam’.

« Mon visage se reflète dans la vitre. Non, c’est pas moi. Je veux pas que ce soit moi, ce type me fout les jetons, même s’il sourit. Il est trop vieux ou trop jeune, j’arrive pas à me décider, il me reluque avec un sourire grimaçant mais moi, je grimace pas. Puis il se transforme en un crâne luisant, en une énorme tête de mort grimaçante, alors je détourne les yeux et je fixe mon regard sur le siège de devant. »

~ p 10-11

« Il y a plein de chaînes éducatives sur le câble. En ce moment, la mode est aux requins. En attendant qu’ils soient tous exterminés. Les requins. L’autre jour, un commentateur à la voix de velours expliquait que le requin est un poisson cartilagineux qui respire seulement quand il nage parce qu’il a pas de branchies, il doit donc bouger tout le temps. S’il s’arrête, il crève. Si on lui coupe les nageoires, il coule et quand il touche le fond, il se noie. Les requins me rappellent toujours mon père. Il s’arrête jamais, lui non plus. »

~ p 41


« Disons que le porno a la cote en ce moment. N’importe lequel de mes potes peut citer de tête dix stars de porno primées aux AVN Awards dans la catégorie double pénétration anale, mais quant à connaître les noms des treize martyrs d’Arad, il y a que Kossuth ou Széchenyi* qui leur reviennent. »

~ p 109-110

« Il a du pot qu’il y ait pas de contrôle antidopage aux compètes juniors. Ils disent que ça coûte trop cher, mais c’est surtout que personne a le temps ni l’envie de s’amuser avec des gosses. On les laisse se gaver de toutes sortes de saloperies, et quand ils seront grands, ils se feront choper par l’AMA. Ils seront renvoyés des camps d’entraînement ou disqualifiés dans une compète internationale et interdits de bassin pendant quelques mois. Tant que t’es junior, tu prends ce que tu veux ou ce que tu peux te payer, ou encore ce que ton entraîneur te procure. Personne se demande comment on devient champion national à seize ans. »

~ p 133-134

« De toute façon, les adultes en ont rien à foutre de ce qu’on leur dit. Ça les arrange de croire ce qu’on leur raconte. »

~ p 141-142

« Je m’occupe plus des autres. Ils espèrent peut-être que je vais m’épuiser, que j’aurai une crampe, que je tiendrai pas le rythme, mais à la moitié de la distance, j’accélère encore. Je ressens pas la fatigue, le fait que mes membres se figent tout doucement et que mes poumons me brûlent ne me dérange pas non plus, j’allonge encore mes mouvements, je m’accroche à l’eau pour me tirer vers l’avant. Je laisse mon corps me porter. Je suis un requin. »

~ p 179-180

 

Comme des rats morts de Benedek Totth aux Editions Actes Sud, 255 pages, 21€80.


* Les treize martyrs d’Arad sont des généraux exécutés en 1849 à la suite de la révolution de 1848. Ni Kossuth ni Széchenyi n’en font partie.

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