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L’avis des libraires - 78ème chronique : À l'aube

L'avis des libraires : 78ème chronique

À l'aube de Philippe Djian

Policier singulier entre chien et loup

Suite au décès de leurs parents, Joan prend en charge Marlon, son cadet autiste. Alors que s'établit entre eux une relation fragile et privilégiée, le sort semble s'acharner, méthodiquement, à détruire toute possibilité de bonheur.


Les péripéties d'un troublant travesti dans Chéri-Chéri, une biographie atypique sur James Dean répondant au titre évocateur de Vivre Vite, un ouvrage inclassable sur le quotidien post guerre d'Afghanistan des vétérans et de leur entourage (trame de fond de Marlène)... A n'en pas douter, Philippe Djian est un écrivain aussi contesté que prolifique, au style unique et aux personnages variés, moralement complexes et psychologiquement instables. En 2018, il nous revient avec sa dernière fiction : À l'aube.

Toujours aussi prompt à détruire allègrement les cases, le plus américain des auteurs français signe un nouvel ouvrage singulier sur la forme comme sur le fond. On navigue ici entre chronique de vie, roman familial, policier, drame, thriller... Il y a du William Irish, du Jeffrey Eugenides dans ce court livre au style en apparence décousu et pourtant implacablement construit.

C'est là tout le talent de Djian : faisant fi de toutes règles, à commencer par la typographie du dialogue, il dresse une intrigue viscérale et addictive. D'une première partie policière relativement banale, il amorce une seconde tragique, pulsionnelle. L'ensemble du récit baigne dans une ambiance tour à tour mélancolique, sexualisée à outrance et volontairement glauque ; l'auteur détruit, touche par touche, l'apparence tranquillité d'une bourgade isolée, à proximité de Nantucket. Très vite, ces habitants de Nouvelle-Angleterre se révèlent tous ambigus, opaques, dotés d'une personnalité entre chien et loup. L'aube apparaît ici comme un leurre : chaque personnage semble incapable d'accéder à la lumière, prisonnier de ténèbres intimes qui le hante. A l'image de Marlon, qui redoute la nuit et l'obscurité, chaque personnage traîne sa part d'ombre.

Nantucket (Massachusetts) près de laquelle vivent Joan et son frère.

Joan, notre héroïne, n'échappe pas à la règle. Elle est fascinante, de cette fascination un peu malsaine qu'on ressent pour des êtres troubles, ni foncièrement bons, ni foncièrement abjects, juste à la limite. La trentaine, belle, indépendante, forte, assumant sa féminité et sa sexualité de bout en bout, notre narratrice, si attachante à première vue, démontre vite les limites de son humanité. Prostituée et vendeuse dans une friperie, elle se vend sans déplaisir, sans plaisir non plus afin d'arrondir ses fins de mois sous la tutelle bienveillante de sa patronne et maquerelle improvisée, Dora. Joan reconnaît rapidement que la mort de ses parents ne lui cause aucun chagrin, juste un bouleversement dans son quotidien puisqu'elle doit désormais composer avec un frère autiste de 25 ans. De par sa maladie, Marlon lui apparaît vite comme la pureté, l'homme candide et inoffensif, presque parfait, qui note-t-elle avec humour, parle peu et fait la cuisine ! Très vite, il semble que Joan n'ait pas une once de culpabilité et s'accroche au bonheur qui lui échappe, qu'elle croit exister en la personne de Marlon. Elle veut le protéger mais cet instinct protecteur s'avère vite confus - elle idéalise Marlon, non en tant que personne mais pour ce qu'il représente : elle ne veut pas vivre seule à nouveau, refuse qu'il lui soit retiré... Si Marlon est sans conteste le personnage le plus attachant du roman, Joan reste la véritable héroïne, la plus intrigante, celle par qui tout arrive.

Dans la première partie, face à un antagoniste bien défini, le concept de moralité ne se pose pas. Mais rapidement, chaque personnage, policier, famille, ami-e-s, clients montrent la dualité de leur personnalité. Page après page, le bien et le mal se fondent pour ne laisser que ces protagonistes, humains au sens le plus péjoratif du terme, animés par leurs pulsions, leurs ambitions et ce qu'ils sont prêts à accomplir pour atteindre leurs objectifs. Durant toute cette seconde partie, Joan se révèle être à la fois la victime et l'investigatrice de cette situation qui la dépasse. Elle se déleste sous nos yeux de toute sensibilité, se désincarne et s'étiole dans son rapport toxique au monde ; alors rapidement, implacablement, on sent poindre le drame à la manière d'une pièce grecque savamment orchestrée.

Un exercice de style magistral signé par un marionnettiste sadique mais talentueux, dont la froideur laisse cependant un sentiment déshumanisé et vain. A lire... A vos risques et périls.

« Sans doute ne pouvait-elle pas ouvertement prétendre que la mort de ses parents était la meilleure chose qui lui soit arrivée. Elle osait à peine y penser, n’en avait pas le courage, mais c’était pourtant la réalité. Il ne subsistait rien de sa vie passée, rien qui vaille qu’elle s’en souvienne, rien qu’elle aurait pu marquer d’une pierre blanche, aucun visage qu’elle aurait pu chérir, rien qu’elle aurait pu regretter. Elle en prenait pleinement conscience à présent, ses yeux s’étaient lentement dessillés, elle n’avait aperçu que des formes vagues pour commencer, comme au travers d’une brume de chaleur, puis un matin, Marlon lui était apparu avec une netteté stupéfiante alors qu’elle prenait son petit déjeuner sur la véranda de leur ancienne maison. Elle n’avait pas bien compris ce qui lui arrivait sur le coup, mais elle avait senti une force étrange la pénétrer et s’enfoncer au plus profond d’elle-même. »

~ p 124 / Joan

« Apprendre à vivre seule n’avait pas été une mince affaire. Il s’agissait d’un long, difficile et douloureux travail, mais une fois qu’on y était parvenu, en regardant le monde tel qu’il était, on n’avait pas envie de tenter autre chose. Ce pouvait être l’œuvre de toute une vie.

Mais cet idiot de Marlon avait tout flanqué par terre. Joan se trouvait à présent confrontée à des épreuves qu’elle n’avait pas vues venir. Une position bien plus inconfortable que celle qui consistait à garder le monde à distance, à se tenir au sommet d’un monceau de cadavres, à marcher sous la pluie sans être mouillée. »

~ p 160 / Joan

« Il comprend mieux les personnages de papier que, tu vois, les gens comme toi et moi, les habitants de ce monde, le nôtre, quoi. Qui n’est pas vraiment le sien.

[…] De ce lieu dont elle était exclue, de cette forêt impénétrable. Qu’elle ne soit pas la seule abandonnée sur le seuil ne changeait rien. À la longue, ce pouvait devenir une source de mélancolie non négligeable si l’on n’y prenait garde. »

~ p 118 / Brett s’adressant à Joan au sujet de Marlon


Philippe Djian, À l'aube aux Éditions Gallimard. 192 pages. 19 €

Article paru dans le Pays Briard le 15.05.18

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