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Digressions, non-dits & qu’en-dira-t-on #9 : Du problème de l’adaptation - Crazy Rich Asians

Digressions, non-dits & qu’en-dira-t-on #9 : Du problème de l’adaptation :

Crazy Rich Asians

C'est ça, précisez que c'est tiré d'un best-seller dont vous n'avez RIEN conservé d'intéressant


Il va vraiment falloir que j'arrête de m'auto-convaincre : j'étais sûre d'avoir traité de fond en comble le problème des (mauvaises) adaptations avec mon article sur Les Proies (où le parti-pris nuisait clairement au message de base) puis celui consacré à Love, Simon et son gros gros problème de puritanisme. Je pensais clairement en avoir fini - ou du moins ne jamais retomber sur une adaptation qui me poserait un gros cas de conscience.

Un point pour Cameron Diaz. J'ai été bête.

Sauf que voilà, entre temps, Crazy Rich Asians est sorti. Adapté de l'excellent livre de Kevin Kwan, le film connaît à l'heure actuelle un succès retentissant, à la surprise générale. De mon côté, j'avais bassiné tout mon entourage, mes clients - et vous chers lecteurs - en vous disant à quel point le roman était génial : de son titre français, Crazy Rich à Singapour est cocasse, émouvant, divertissant, révoltant mais toujours réjouissant. C'est un bijou chic, scintillant, féroce, loin des clichés du conte de fée moderne et du happy-end ultime.

J'avais tellement, tellement hâte de découvrir ce film. Les avis étaient dithyrambiques du côté des Etats-Unis, l'auteur lui-même avait adoubé le long-métrage, le tournage s'était en partie tenu à Singapour, le casting était entièrement constitué d'acteurs asiatiques - ne riez pas, on a déjà vu le whitewashing sévir un peu partout, c'est un miracle que Crazy Rich Asians se soit glissé au travers des mailles du filet... ça ne pouvait être QUE réussi, non ?

Non.

Car il se posait un nouveau problème que je ne pensais jamais aborder jusqu'alors : celui de la futilité à tout prix.


Ah et petite précision avant de commencer ...


Pourquoi le livre était génial ?

Sous ses allures de comédie romantique reprenant trait pour trait les codes d'une Cendrillon moderne, Crazy Rich Asians se voulait engagé. C'est une évidence à la lecture du roman de Kwan : l'auteur nous délivrait une critique caustique, douce-amère et détonante de la pression sociale et de la jet-set singapourienne ! L'intérêt de toute cette histoire, ce n'était pas tant le duo innocent formé par Rachel et Nick, qui reste au fond bien candide : non, c'était l'affrontement de la jeune femme face à un monde qui n'est pas le sien, qui la rejette et auquel elle va devoir s'imposer par amour, alors même que le couple Michael et Astrid (un ex-militaire issu d'un milieu modeste et une femme richissime), présenté comme exemplaire, vole en éclats !

Le parallèle entre Michael et Rachel, qui cherchent tous les deux à s'intégrer à cet univers huppé et néfaste, est fascinant à suivre : l'un renonce ouvertement par crainte de ne jamais être à la hauteur, et ce malgré l'amour sincère qu'il porte à Astrid, quand la seconde se pose sincèrement la question de savoir si oui ou non elle est prête à endurer pareil milieu par amour...

Le film est très loin du très cool Coffee Prince, autre histoire de Cendrillon moderne.

Soyons clair, au risque de décevoir les éternelles fleurs-bleues, le dénouement du livre ne tombait pas dans le happy-end. On n'assistait pas à la scène de retrouvailles larmoyantes dans un avion, à une soirée donnée en l'honneur d'une jeune femme prolétaire... Non, à la fin du livre, la situation est à peine moins compliquée qu'au début : Astrid se bat toujours pour sauver son couple, épaulée par son ex Charlie (lequel est totalement passé sous silence ici) ; Nick choisit Rachel et risque donc de tout perdre ; les matriarches de la famille Young (Eleanor et la grand-mère) n'acceptent toujours pas la jeune femme... Malgré les appuis de leurs amis respectifs, Rachel et Nick sont seuls et il semble évident que leur combat n'est pas terminé.

En réalité, Crazy Rich Asians est à l'opposé de la comédie romantique classique : aucun couple, hormis celui de Colin et Araminta, n'est réellement heureux. Nick/Rachel et Astrid/Michael souffrent de leur différence de classe mais, au sein d'un même rang, les époux ne connaissent pas nécessairement le bonheur. C'est le cas de Fiona et Eddie (qui n'est pas un simple imbécile mais bel et bien la plus infecte des pourritures, trompant allègrement sa femme et maltraitant ses gosses) ou encore Philip et Eleanor - il est clairement dit que le patriarche Young passe son temps en Australie pour échapper à des femmes castratrices, il est d'ailleurs l'un des seuls à accueillir Rachel de façon sympathique...

Bref, vous l'aurez compris, le livre n'est pas feel-good à 200%, le luxe et l'or des palaces cachent la crasse de familles détruites et perverties prêtent à tout pour sauvegarder les apparences, les couples se déchirent, les millionnaires prennent chers...

Il y a vraiment ce côté Austenien, cette fine critique des mœurs, et devinez quoi ? L'adaptation en est totalement dépourvue.

Oui, c'est aussi catastrophique que ça...


Qu'est-ce qui cloche ici ?

Niveau scénario, tout prend l'eau... ou presque.

Le cauchemar commence au bout d'une petite trentaine de minutes (pourtant très réussie), lorsque Rachel se rend chez Peik Lin Goh. Dans le livre, les Young ne sont connus que d'un cercle richissime extrêmement restreint, ce qui exclut d'emblée la famille Goh - des nouveaux riches mal perçus - de leur fréquentation. Ils sont prêts à tout pour se préserver, éviter le scandale et prônent donc un mode de vie à l'écart du monde. Ils vivent entre eux - un peu comme une secte - et refusent d'être exposés. Dans le film, c'est tout l'inverse : la famille Young est le penchant asiatique des Kardashian (en moins bling-bling, n'exagérons rien) ! Ils sont riches, connus de tous, traqués par la presse, Nick est LE célibataire sur lequel toutes les filles de bonne famille cherchent à mettre la main, équivalent du Prince Harry de l'aveu de Peik Lin... Et ça ne fonctionne pas. C'est en totale contradiction avec la psychologie des personnages, avec le côté sobre que les Young appliquent et cherchent à imposer à leurs enfants. C'est d'ailleurs cette extrême discrétion qui a permis à Nick de "cacher" à Rachel son statut d'héritier millionnaire... Ici on se demande vraiment COMMENT elle a pu ne jamais avoir vent de la fortune de son petit ami. De même, Peik Lin est bien sûr totalement acceptée dans la soirée privée des Young, là où la question de l'inviter ne se pose même pas dans le livre : le poids des rangs sociaux est bien trop présent pour qu'il soit ne serait-ce qu'envisageable qu'elle s'y rende. Et mine de rien, cela confortait le côté très fermé des Young.

Bref. Des incohérences à la pelle et au profit de quoi ? Le côté people bas de gamme. Il faut faire rêver les pré-pubères qui fantasment sur les émissions de télé-réalité et les paparazzis.

Le cauchemar s'est poursuivi sur près d'une heure et demie. Les personnages ne sont que les caricatures d'eux-mêmes, des esquisses mal fichues et inintéressantes. Eddie apparaît comme un vantard débile loin du manipulateur toxique à la jalousie maladive ; Alistair est un jeune crâneur antipathique (adieu le personnage cool du livre opposé à son cousin Eddie) ; Michael est un homme faible et lâche sans aucune rédemption ; le père de Peik Lin est d'une stupidité affligeante (le bonhomme jovial et cordial s'est définitivement perdu dans les pages d'un mauvais scénario) ; Amanda est cantonnée au rôle d'infecte garce ; Colin n'est plus le play-boy dépressif et mal dans sa peau qui affiche un visage impénétrable en public mais s'épanche auprès de Nick en privé ; la rivalité entre Astrid et Araminta est passée sous silence ; cette même Astrid, l'un des personnages les plus nuancés et les plus forts du roman, devient ici une Mary Sue en puissance... C'est cliché, cliché, cliché, une accumulation à en vomir qui place Crazy Rich Asians à l'égal de Princesse malgré elle !

Qui aurait prédit un Oscar à Anne Hathaway à cette période ? Personne.

Histoire de bien enfoncer le clou sur le côté romantique du long-métrage, le spectateur médusé passe de Princesse malgré elle à Sa mère ou moi (si vous ne vous remémorez pas cette daube avec Jennifer Lopez et Jane Fonda c'est tout à fait normal) : Eleanor est présentée comme une mère aimante, ce qui n'est clairement pas l'impression laissée dans le livre où elle a dû se battre pour intégrer les Young, où son caractère fort s'impose au détriment de l'affection de Nick. Rappelons que Kwan a écrit un chapitre où un Nick enfant, oublié par sa mère et délaissé par son père, est abandonné devant son établissement scolaire ; ce moment majeur insiste également sur l'amitié naissante entre notre héros et Colin, le seul à être présent à ce moment... La famille Young n'est pas dysfonctionnelle comme dans le roman ; elle est soudée et prend plaisir à cuisiner ensemble, à se construire sur des bases saines, ce qui détruit totalement un point majeur du livre. Eleanor est aussi très adoucie et (évidement) plus ouverte, puisqu'au final, ce n'est qu'une maman poule qui veut à tout prix le bonheur de son rejeton : elle accepte donc Rachel après que cette dernière lui ait servi un discours d'un mielleux affligeant sur fond de Mahjong. Elle finit même par donner sa bénédiction officielle au couple. Car oui, bien sûr, le film se finit sur les fiançailles de Rachel et Nick. SÉRIEUSEMENT ??

En réalité, ce qui est choquant, c'est surtout la façon dont le roman a été purgé de tout ce qui contribuait à sa singularité pour ne garder que son plot lambda de comédie romantique. Il a été purgé de presque toute forme de violence - c'est presque une surprise que la scène du poisson éventré ait été conservée.

Par exemple, lors de l'enterrement de vie de garçon de Colin, le week-end organisé par Bernard vire clairement au cauchemar. Il donnait lieu à des scènes particulièrement choquantes, tel un combat de chiens ou une orgie perverse avec des femmes-objets à la clef : si violentes soient ces scènes, elle permettait à Nick d'exister, de montrer son caractère et sa détermination, loin du gendre idéal, gentil et fade que l'adaptation cherche à nous faire gober.

C'est gâcher le potentiel si cool d'Henry Golding et je ne cautionne pas cet outrage !

De même, dans le livre, Colin quitte cette fête désastreuse à la suite d'un plan génialement orchestré par Nick en compagnie d'Alistair, Lionel et Mehmet. Ces deux derniers se sont tout simplement volatilisés en cours d'adaptation, à croire qu'il était trop difficile d'embaucher un autre asiatique et un Turc, là où ils renforçaient non seulement le fait que Colin n'avait pas un unique ami mais surtout l'absence de racisme des héros. La petite bande se réunissait pour un moment de franche camaraderie masculine en plein désert australien... Rien de tout cela ici car, évidement, rappelez vous qu'Alistair est un odieux crétin (sa seule réplique du film concerne "les petits nichons" de Rachel - mot pour mot) ; quant à Lionel et Mehmet, ils n'existent même pas ! Trop subtil pour le film sans doute car l'escapade en duo de Nick et Colin aboutit sur une bonne louche de sentimentalisme avec un dialogue entièrement centré sur la merveilleuse Rachel. Evidemment, un type amoureux ne peut pas parler d'autre chose, qu'allez-vous chercher là ? Subtilité, on a dit.

De même, l'histoire de la mère de Rachel est très très édulcorée - il ne fallait pas prendre le risque de braquer les Chinois en mentionnant la politique de l'enfant unique et toutes les horreurs provoquées par cette sinistre loi.

Il y a réellement un problème dans le traitement des personnages, des stéréotypes ambulants qui ne sont guère aidés par la pauvreté d'un scénario simpliste.

Depuis Very Bad Trip, j'ai l'impression qu'ils se font un devoir de coller toujours le même rôle à Ken Jeong... Il n'aurait pas pu camper un père de famille lambda pour une fois ?

Quelques bons points (insuffisants)...

Pour autant, tout n'est pas à jeter dans le long-métrage de Jon M. Chu. Comme dit plus haut, la première demie heure est plutôt réussie. La transposition à l'écran des potins sur Rachel et Nick, par Radio Asia, est vraiment bien trouvée avec ces tourbillons colorés qui font le tour du monde en une poignée de minutes, jusqu'à répandre la rumeur à Singapour même. C'est sans doute la partie la plus innovante du long-métrage, où le réalisateur se permet une jolie mise-en-scène.

Quant à la représentation de Singapour, elle n'est certes pas des plus originales mais permet de visualiser un peu la grandeur de la ville : on vous montre essentiellement le Marina Bay Sands Hotel ou la chapelle de Chijmes ce qui revient à se focaliser sur le Ritz et Notre-Dame lorsque l'on évoque Paris... Cela dit, l'excursion gustative de Rachel, Nick, Araminta et Colin au cœur du Hawker Center est très bien rendue et montre une belle diversité culinaire. Bukit Pasoh apparaît également lors d'une discussion entre Peik Lin et Rachel, donnant une jolie vision de ses rues colorées.

Niveau BO, le choix est plutôt sympathique, dont une reprise cantonaise très bien appropriée de Material Girl par Sally Yeh, un choix assez ironique pour être appréciable - qui est hélas accolé à une scène très clichée façon sous Pretty Woman... Oui, comme toutes les héroïnes de chick-lit, Rachel va bien entendu avoir le droit à un relooking avec la meilleure amie joviale et le conseiller gay...

Le clip de Madonna est indéniablement plus drôle à regarder...

L'indéniable point fort de Crazy Rich Asians, c'est sans aucun doute son casting : Constance Wu est aussi pétillante qu'Henry Golding est charmant, ils forment un couple à la fois adorable et sexy ; Michelle Yeoh joue impeccablement son rôle (comme toujours du reste) ; Gemma Chan et Sonoya Mizuno sont d'une grâce absolument renversante ; la rappeuse Awkwafina (déjà vue dans le calamiteux Ocean's 8) renforce l'aspect déjanté de Peik Lin tout en conservant le côté attachant du personnage ; enfin, Nico Santos campe un Oliver tout simplement parfait...

Ce n'est pas pour rien que l'engouement suscité par le film rappelle celui rencontré par Black Panther : d'un côté la comédie romantique à gros budget de Chu valorise une communauté asiatique effacée, encore victime d'un racisme moins frontal mais tout aussi oppressif ; de l'autre, le blockbuster Marvel met en avant les afro-américains, loin des secondes rôles stéréotypés qui leur sont habituellement octroyés. C'est tout simplement génial qu'un film mettant en scène des personnages qui ne soient pas exclusivement blancs brille ainsi au box-office mondial. Indépendamment de la qualité de la production, cela nous permettra peut-être, dans les années futures, d'avoir une plus grande diversité dans le monde cinématographique, de mettre en confiance les potentiels investisseurs. Parce que oui : la majorité du public VEUT de la diversité, qu'il s'agisse des caractères des personnages, de leur couleur de peau ou de leur orientation sexuelle. Les succès de Crazy Rich Asians, Black Panther ou Call me by your Name le montrent bien. Si cet innocent, gentillet et niais film à l'eau de rose permet aux asiatiques d'avoir enfin une place de choix sur les écrans, alors pourquoi pas. Mais s'il avait déclenché une telle avancée avec une intrigue correcte, cela aurait été d'autant plus remarquable. Ici, le but est clairement de ne pas réfléchir, de passer un moment girly sans prise de tête. D'où la déception.

Pas de quoi lutter contre la tyrannie des classes aux côtés d'une héroïne forte, donc. Crazy Rich Asians est tout juste bon pour passer une soirée entre copines, à siroter un Cosmo avec une avalanche de pop-corn et à bitcher joyeusement sur tous les stéréotypes que nous balancent les scénaristes.

En réalité, le principal soucis de ce long-métrage n'est pas le film en lui-même : il aurait très bien pu être une énième romance lambda (chose courante à Hollywood), un moment futile frisant le néant scénaristique... Cela n'aurait pas été excessivement dérangeant. Or, il est tiré du roman de Kevin Kwan, une oeuvre engagée et complexe. Le problème n'est pas tant ce qu'il est mais ce qu'il aurait pu être : une adaptation forte qui cassait joyeusement les codes.


Les couvertures en Hongrie, Indonésie et Turquie. srtLa vision de l'oeuvre varie d'un pays à l'autre : romantique pour la première, chic pour la seconde, traditionnelle pour la dernière.

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